Par Sébastien Renault

 

Abrégé. En revenant sur les principaux mécanismes de la « décrédibilisation nominaliste de la vérité et de la raison », idée maîtresse du projet « structuralo-wokiste », nous invitons ici le lecteur au combat à mener sur tous les fronts d’un engagement lucide contre l’épidémie intellectuelle du mensonge programmatique, source de toutes les mystifications criminelles contemporaines. Voir, pour le lecteur pressé, les dernières lignes de l’essai qu’on va lire – un vaste parcours à travers les grands développements de la pensée rationnelle, débouchant sur « la crise de l’intelligence » :Sébastien Renault 2023 « En dérégulant la langue pour les besoins mensongers de la déraison « woke », on dénature le rapport vital que l’intelligence humaine a par nature au sens à travers le langage, pour instaurer une légifération substitutive et arbitraire : celle du contrôle politique des mots à partir d’une distorsion de la réalité (distorsion idéologique, sinon fanatique). Tel est le wokisme institutionnel, qui cherche à asseoir sa novlangue perverse et dia-bolique pour donner prise à l’ascendant d’un pouvoir gouvernemental sur le domaine sacré de la pensée. Mais le langage (en lui-même naturel) ne se légifère pas arbitrairement, pas plus pour des abeilles que pour des êtres rationnels en quête continuelle de sens (ce que sont les hommes). Il s’organise à partir du réel, pour donner lieu à la parole (d’essence culturelle). Soyons donc, par contre-pied ferme et courageux face à l’idiocratie opinioniste des forces du wokisme, des ouvriers infatigables au service de la parole – et de la Parole ».

 

L’industrie de la diversité : vers la fin du monde commun

Le monde social de la production contemporaine repose à la fois sur l’instauration d’une culture de masse[1], sur l’infantilisation idiotique du rapport au monde et à autrui, et sur l’hubris régressif de la toute-puissance subjective qui en découle comme d’un principe. Le négationnisme « woke »[2], cette prétendue posture d’ « éveil aux discriminations », y occupe la place idéologique centrale, en s’inscrivant d’abord dans la dynamique du culturalisme et du relativisme

  • contre la rationalité et l’objectivité du vrai[3], si indispensables à l’édification civilisationnelle d’un monde commun ; et
  • contre la nature[4] commune aux hommes et qui, en tant que telle, échappe à la temporalité progressive et aux modes culturo-mentales d’époques particulières.

Car, pour pouvoir laisser libre cours au nihilisme métaphysique d’inspiration structuraliste et à la réduction du monde social à des appartenances communautaires, il faut d’abord s’être affranchi de la nature (domaine limitatif de la réalité) et du « carcan » définitionnel qu’elle impose au sujet révisionniste de l’entreprise fantasmatique dite « wokiste » (domaine factice du narratif). L’accaparement que pratiquent aujourd’hui les doctrinaires du genre sur la gestion du langage au sein des principaux pouvoirs et bureaucraties publics n’a d’autre fondement que ce découplage du narratif et de la réalité. C’est bien là le ressort premier de la propagande suractive de ce que nous appelons ici l’industrie de la diversité, dont l’opération culturelle repose sur le triple fétichisme de l’illusionnisme victimaire (par volonté de puissance), de la contrevérité flagrante (par orwellisme systémique), et de l’argent (par avidité néolibérale).

Or, « diversité » et « inclusion » sont aujourd’hui les mots fétichisés[5] de la plus redoutable forme de discrimination anti-réalité. L’ère du subjectivisme postcartésien ne peut s’empêcher de sombrer dans le nihilisme wokiste, lequel va tirer ses racines « philosophiques » de l’existentialisme, du nominalisme, du solipsisme ethno-racial, de l’intersectionnalité pseudo-scientifique et de la postmodernité culturelle, de ces soubassements d’une université occidentale sectaire et verrouillée dans ses propres processus de biais cognitifs de confirmation.

La postulation universalisée de la thèse relativiste récuse fatalement son propre point de vue : « Tout savoir, prenant la forme épistémique d’une postulation universelle, est relatif » … sauf, ô miracle, ce « savoir » postulateur d’un relativisme total. En fait de « miracle », la récusation est ipso facto consommée. Pareillement celui du nominalisme tenant pour vérité ultime l’absence de vérité unique : « Il est ultimement vrai qu’il n’y a pas qu’une seule vérité » … sauf, ô miracle, cette « vérité » postulant sa propre impossibilité. Là aussi, la récusation est ipso facto consommée. De la même manière, en inversant les rapports de domination, le logiciel wokiste contemporain produit ses propres contradictions claniques et discriminatoires insurmontables : par « antisexisme » et par « antiracisme » déclarés, il ne craint pas d’afficher et de justifier un sexisme et un racisme forcenés[6] face à la supposée « domination masculine » et à celle de la « blanchité systémique » ; ou encore de féminiser le langage à l’envi (voire même de le poly-genrer jusqu’à le munir de n pronoms tout aussi divers et inclusifs les uns que les autres) tout en cherchant à dégenrer la société, au motif que la distinction sexuelle (par définition discriminatoire) mettrait à mal le bien social suprême, revendiqué sous le mode fantasmé d’une « égalité » égalitariste. Toute personne rationnelle le comprend aujourd’hui en dépit de la pression ambiante et du conditionnement implacable des esprits, le revisionnisme wokiste introduit, par son absence de sens critique le plus élémentaire, une régression civilisationnelle dont les premières semences d’intense déconstruction anthropologique sont généreusement semées par l’école de la dés-instruction, de la déculture et de la néantisation de la pensée (par formatage programmatique).

Au risque de nous répéter, il nous faut résolument dénoncer et battre en brèche ce négationnisme de la réalité, en commençant par ré-enseigner que la vérité et la raison ne sont pas des opinions. À cet effet, nous reviendrons sommairement dans cet essai sur quelques éléments historiques et méthodologiques de la mise en lumière des fondements de la pensée rationnelle ; sur la distinction pré-kantienne entre objet formel et réalité objective de la connaissance ; sur le retournement épistémologique opéré par l’idéologie wokiste à partir des bases « philosophiques » de sable du structuralisme ; enfin, sur la crise de l’intelligence en Occident, crise à la fois intellectuelle et morale du sens découlant de la tentative d’une intelligentsia prétendument « éveillée » d’imposer un révisionnisme biologique et de se servir des enfants – dépourvus du discernement nécessaire pour comprendre et résister au lavage de cerveau dont ils sont la cible – pour faire avancer son projet obsessionnel de transsexualisation du monde.

Au plan épistémique qui nous intéresse au premier chef, la grande antilogie qui retient finalement notre attention, puisque c’est elle qui conditionne peu ou prou toutes les déclinaisons du brouillage wokiste carnavalesque des identités, se cristallise précisément sur le rapport qu’entretient le discours transidentitaire militant avec la notion même de vérité :

  • d’un côté, en tant qu’idéologie de déconstruction de la rationalité[7], ce discours est explicitement porté à se dédire de toute norme de vérité, biologique ou autre ;
  • mais de l’autre, à violemment censurer le débat pour mieux s’imposer comme vérité définitive, inattaquable, justifiant toutes les prohibitions et intolérances…

Oser une telle contradiction et faire de l’université son lieu de défense privilégiée, c’est faire sentir aux esprits le poids tyrannique de l’idiocratie[8] la plus officielle, de son action étatique profonde, et de sa conformité à l’ordre néolibéral inéluctable de la marchandise et de la « post-vérité » – à l’heure même où cherche à s’imposer, au nom menteur de la science et des « vrais faits », une « expertocratie » discrétionnaire, détractrice et punitive[9]. C’est donc tomber dans les latrines wokistes de la non-pensée, dont il est urgent de se dépolluer l’intelligence.

 

Brefs rappels sur l’histoire, la méthodologie et les fondements de la pensée rationnelle

Veritas, quid est veritas ?

On aura tous reconnu la question paradigmatique de Pilate[10], si connaturelle à la posture symptomatique du scepticisme relativiste et à son épistémè postmoderne[11]. C’est elle qui induit un nombre conséquent de nos contemporains à poser, comme une espèce d’acquis irréfutable, le dogme de l’ « évolution de la vérité » ; et, partant, sa multiplicité subjectiviste virtuellement « illimitée ». En vain cependant, comme le démontre à la pensée le plus petit effort de cohérence logique mû, justement, par l’appétence fondamentale du vrai.

Les notions de vérité et de raison, par opposition à celle d’opinion, passent certes par une histoire conceptuellement multiforme, qui s’étend sur des siècles de développement philosophique, scientifique et culturel. Cela ne veut évidemment pas dire que vérité et raison procèdent elles-mêmes de la matrice historique qui en a suscité les différentes expressions linguistico- catégorielles au cours de l’histoire intellectuelle de l’humanité. L’écueil de la totalisation-réduction du savoir à un discours socialement construit n’aboutit à aucun résultat digne de l’entreprise scientifique, puisqu’il ne fait que produire la justification fondamentalement illusoire et auto-contradictoire du refus « scientifique » de la science (au nom d’une science auto-référente). Construire socialement, à commencer par les outils linguistiques de la pensée au service de l’expression et de la transmission du savoir, ne signifie pas construire absolument, encore moins construire le vrai présupposé par toute construction intellectuelle signifiante et apte à subsister (parce qu’elle n’a pas été édifiée sur le sable de vaines opinions et/ou de contrevérités).

Les Grecs de l’Antiquité ont contribué de manière particulièrement significative au développement de la pensée philosophique portant sur les notions de vérité et de rationalité. Les grands penseurs présocratiques, tels que Parménide et Héraclite, aussi fragmentaires soient les œuvres de leurs mains ayant survécu et qui sont parvenues jusqu’à nous, se sont génialement penchés sur la nature de la réalité pour reconnaître l’ouvrage sous-jacent d’une vérité unique (immuable ou unifiante sous le flux chaotique des évènements intramondains). La pensée de Parménide se caractérise par sa vision moniste de la réalité conçue en termes de « nature », φύσεως – dont l’on tire le mot « physique » et désigner ainsi ce domaine relevant à la fois de l’objet propre de l’ontologie pré-socratique et de celui, plus réduit, de ce qu’on appellera plus tard « philosophie naturelle », comme l’attestera l’œuvre majeure d’Isaac Newton, Philosophiæ naturalis principia mathematica. Celle-ci est une et immuable[12], éternelle et inaltérable ; elle est donc « ce qui est » (τὸ ὂν), échappant en tant que telle à la pluralité et au changement des phénomènes de notre perception immédiate. Cette réalité indivisible, Parménide la qualifie littéralement d’ « Être » (τὸ ἐόν), par contraste au « non-être » (μή ἐόν) conforme à la voie (οδός) de la δόξα (doxa), c’est-à-dire celle de l’opinion conditionnée par les apparences du spectacle du monde sensible et qu’embrassent ceux qui ne savent se former du réel qu’une vision dominée par l’illusion du changement. Or, cet Être est encore ce qui peut éminemment être pensé de manière cohérente et fiable, l’ontologie et l’épistémologie parménidienne s’impliquant mutuellement[13]. C’est éminemment par la pensée rationnelle que nous accédons à l’Être immuable, indivisible et vrai.

La pensée d’Héraclite se caractérise par une vision de la réalité en constante transformation. D’où la fameuse expression héraclitienne : « πάντα ῥεῖ », « tout coule » ! Chez Héraclite, la réalité est donc en perpétuel mouvement (comme en atteste, sur le plan subatomique de nos outils et modèles contemporains, le domaine de la physique quantique). Pour autant, Héraclite souscrit malgré tout à la primauté d’un principe ontologique de réalité, d’une unité fondamentale et sous-jacente à la dualité apparente, jusqu’à penser l’interconnexion des contraires. Son épistémologie s’articule autour d’un autre adage, un peu moins connu, qu’on retrouve également dans la pensée hébraïque des prophètes[14] et de L’Évangile[15] : « Ἵδε καὶ μὴ ἰδέναι » (« Voir, mais ne pas percevoir »). S’interrogeant sur la nature de la perception et de la connaissance, la vision héraclitienne soulignera que percevoir (νοεῖν) est à la fois nécessaire et trompeur ; que notre compréhension ne peut espérer se construire sur le sable perpétuellement mouvant et chaotique de la transformation des éléments en d’autres éléments, étant par ailleurs, par nature, limitée. Partant de sa conception holistique de l’interdépendance des contraires, Héraclite admet, quoiqu’il insiste sur la mutation permanente, l’existence d’une harmonie, d’un ordre sous-jacent à ce flux sempiternel du monde, « ordre » qu’il qualifie le premier de λόγος (logos), l’unité cachée derrière le changement cosmique apparent – et, ajoutons-nous, vrai ressort de la compréhension du réel, ce qu’Héraclite n’admet finalement pas, déniant à la pensée l’accès à la stabilité du logos.

Considération du rapport de la pensée grecque à l’usage de la raison et à la formation de la connaissance de la vérité, par contraste avec la voie de l’opinion et des sophismes courants, ne peut faire l’économie des travaux logiques qui vont émerger et se différencier de l’analyse aristotélicienne, notamment chez les Mégariques et chez les Stoïciens (malgré la nature fragmentaire de ce qui nous en a été préservé). Nous ne pouvons pas nous y attarder en détails dans les limites de cet article, mais il convient néanmoins de les mentionner ici.

L’école des philosophes mégariques, fondée par Euclide de Mégare au IVe siècle avant J.-C., se concentre d’abord sur la modalité épistémique, s’intéressant en premier lieu à la manière dont la raison humaine appréhende la connaissance. Ses penseurs, en réfléchissant sur la nature des propositions possibles, introduisent l’analyse en syllogisme modal et s’interrogent sur le statut de la croyance par rapport à celui de la connaissance factuelle : il va s’agir de déterminer si la première peut être considérée comme épistémologiquement fondée ou pas, donc traitée ou pas comme une connaissance réelle et viable. Ils contribuent au premier essor formel de la logique déductive et adoptent la modalité propositionnelle, qui se distingue de la logique aristotélicienne sous deux aspects fondamentaux : 1) en ne posant que des références propositionnelles individuelles (des évènement « désessentialisés ») ; et 2) en cherchant avant tout à établir les critères de raisonnement les plus aptes à distinguer le possible de ce qui ne l’est pas.

La grande contribution modale des penseurs mégariques gravite donc principalement autour du statut épistémologique de la possibilité (δυνατόν) et aux strictes conditions de sa négation : seules les choses « certaines » – dont la certitude ontologique implique qu’elles ne peuvent pas ne pas arriver – sont proprement « possibles ». Les Mégariques nieront, par conséquent, la possibilité de ce qui est incertain ; et même de ce qui est inconnu, contraignant la connaissance du possible à la norme de la certitude ontologique première. Ils insisteront sur le fait que seule la certitude peut servir de base adéquate pour la connaissance, rejetant l’idée que quelque chose puisse être probable sans être, en dernier ressort, certain. À l’opposée d’une épistémè constructiviste d’inspiration « woke », les Mégariques considèrent la vérité comme seule condition nécessaire à la connaissance : une croyance ne peut être considérée comme une connaissance que si elle est vraie. Chose remarquable, ces premiers formalistes de la modalité logique ne préjugent pas de la véracité du contenu d’une proposition x (matérielle, philosophique, religieuse). Pas de biais cognitif scientiste ici. Le vrai peut s’imposer à l’encontre de ce que l’on croit déjà savoir. L’approche et les réflexions séminales des Mégariques portant sur la possibilité et sur la nécessité en matière de connaissance ont contribué de manière significative au façonnement ultérieur de la logique et de la métaphysique inséparables de la pensée scientifique occidentale.

Également au IVe siècle avant J.-C., l’école des philosophes stoïciens sera fondée par Zénon de Kition. Le système d’inférence stoïcien est basé sur un ensemble classifié de propositions catégoriques, hypothétiques, disjonctives et conditionnelles composées (de la forme « si… alors… »). Il met en œuvre différents moyens d’analyse formalisée des relations causales et conditionnelles de l’expression logique de la pensée. Son développement par les successeurs de Zénon influencera jusqu’aux questions très ultérieures des anticipations modernes de la logique scolastique[16]. L’éthique et la logique stoïciennes sont étroitement liées, et la notion de καθῆκον (kathékon), de conformité à la nature et à la raison, y occupe une place centrale (les Stoïciens antiques seraient particulièrement horrifiés par nos infractions contemporaines militantes vis-à-vis d’un tel devoir universel[17] de la pensée et de l’agir proprement humains). Dans le stoïcisme (comme dans l’aristotélisme), à l’encontre de notre régressisme antispéciste contemporain, la raison distingue radicalement l’homme des animaux. Atteindre la vertu et de la sagesse passe donc par l’exercice de la logique pratiquée comme disciplinaire de l’âme se conformant à la « raison cosmique ». Le propre de cette harmonisation stoïcienne, en l’homme s’accordant à l’ordre naturel de la nature, se vérifiera donc dans sa formation de jugements corrects et rationnels contre la prolifération irrationnelle des impressions et des croyances contrefactuelles.

De son côté, Socrate mettra l’accent sur la recherche de la connaissance obtenue, non seulement par le biais de l’enquête rationnelle, mais en outre par le questionnement (questionnement de type scientifique fondamental, initié par l’étonnement), s’efforçant de parvenir à la vérité objective par l’effort diligent d’une réflexion axée sur le raisonnement dialectique. Platon, un de ses plus fameux élèves, entrevoit la réalité intelligible et la fonction épistémique de vérités éternelles (d’idées archétypales méta-conjecturelles) ; elle fonde la notion ontique de réalité objective, qui pouvant être découverte par la raison et par l’enquête proprement philosophique (allégorie de la Caverne dans la République). Aristote, élève de Platon, développera une approche analytique de la logique (en sujet/prédicat, ou substantif/adjectif), jetant les bases du raisonnement syllogistique classique et de la classification des connaissances en différentes disciplines[18].

Au Moyen Âge, la relation entre la foi et la raison occupe une place épistémologique centrale, que la modernité perdra par illusion scientiste et une méconnaissance profonde des bases de l’authentique science moderne[19]. Saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure et Jean Duns Scot en particulier les réconcilient à travers leurs œuvres sous forme de commentaires et de synthèses respectives. Saint Thomas va notamment souligner l’unité de la raison en ce qu’elle conduit à la fois à la connaissance du monde naturel (des vérités naturelles qu’il recèle) et sous-tend l’adhésion de l’intelligence (dans l’acte théologal de foi) au contenu des vérités surnaturelles. Duns Scot, tout aussi dévoué à la cause de l’unification épistémologique de la foi et de la raison (unification capitale dans le collimateur hérétique du protestantisme et de la modernité), va de son côté poser d’entrée la carence intrinsèque d’une philosophie laissée à ses propres principes et préjugés naturalistes. Il fait remarquer que « les philosophes maintiennent la perfection de la nature et nient la perfection surnaturelle » ; alors que, par contraste, « les théologiens reconnaissent le défaut de la nature et la nécessité de la grâce et de la perfection surnaturelle »[20]. Perfection naturelle et perfection surnaturelle ont une seule et même source exemplaire – dirait saint Bonaventure de l’essence divine elle-même – et répondent par conséquent, dans leur principe commun, d’une seule et même vérité. Il faudrait le redécouvrir aujourd’hui, pour sortir une fois pour toutes des apories tristement durables tant du scientisme que du fidéisme…

L’idéal intellectuel scolastique représente une véritable mise en œuvre d’une vision holistique transculturelle du rapport objectif de la raison et du discours à la vérité, selon des critères précisément rationnels. Vision qui ressort tout particulièrement des œuvres majeures des grandes figures susmentionnées. L’exercice proprement scientifique de l’intelligence[21] qu’elle met en avant en visant à la compréhension et à la communication universelle du vrai, repose sur les quatre grandes caractéristiques suivantes – dont les injonctions épistémologiques contemporaines d’obédience « woke » reposent sur un anathème programmatique propre à un regard contre-scientifique, foncièrement conditionné par son adhésion structuraliste à l’illusion cognitive délirante de la plasticité existentialiste : 1) la nécessité du vrai comme objet premier de la science ; 2) la réalité de l’objet de connaissance, premier fondement de la persuasion extra-subjective de l’intellect agent ; 3) l’évidence des prémisses de la pensée ; 4) la rigueur logique.

La Renaissance sera marquée par un regain d’intérêt pour la pensée classique grecque et romaine, lequel favorisera un goût plus éclectique mais moins systématique de la recherche et de la connaissance. Le siècle dit « des Lumières », mouvement intellectuel des XVIIe et XVIIIe siècles, se voudra « défenseur de la raison » (dont Robespierre et consorts iront jusqu’à faire une déesse, également jusqu’à en perdre leurs têtes « lumineuses » démocrates en passant par la case guillotine), de la science et de la méthode empirique comme moyens de rendre compte de la vérité objective vérifiable. Des penseurs comme Francis Bacon, René Descartes, Blaise Pascal, John Locke, Gottfried Leibniz, Nicolas Malebranche, et Emmanuel Kant joueront un rôle indisputable dans l’élaboration des conceptions modernes de rationalité et de vérité. La distinction entre vérité objective et opinion subjective s’accentuera au cours de cette période.

De son côté, David Hume mettra en doute la fiabilité de la perception humaine et du raisonnement inductif, se contraignant à une posture sceptique stérile quant à la possibilité d’une connaissance certaine, qu’il retraduira néanmoins sous la forme absolutiste d’une fausse sagesse épistémique encore très en vogue aujourd’hui, celle du doute absolu, seule prétendue « certitude ». Hume, pour autant, soulèvera (avec Karl Popper) une vraie question de nature épistémologique pérenne quant au problème de l’induction : comment justifier rationnellement les généralisations et les théories scientifiques qui en découlent à partir d’observations limitées ?

Pour y répondre, avec plus ou moins de succès, l’inductivisme suggèrera, en appliquant le paradigme progressiste usuel en science moderne, que la connaissance se construit de plus en plus solidement au gré de l’accumulation d’observations. Le falsificationnisme (voir note 21) contrera cet optimisme naïf en postulant que les théories scientifiques doivent être soumises à des tests rigoureux pour résister à la réfutation. Le bayésianisme enfin emploiera la théorie des probabilités aux fins d’évaluer la crédibilité des hypothèses scientifiques. Aucune de ces alternatives ne résout complètement la dubitation épistémologique humienne.

Nietzsche critiquera l’idée de vérité en passant par une généalogie de ses formes successives qui, selon lui, la manifeste tour à tour en tant qu’illusion régulatrice apollinienne (cette impulsion fondamentale de sublimation de l’énergie dionysiaque illustrée par la culture grecque), que pragmatisme vital (ou utilité instinctive pour la vie), et qu’objectivation de la volonté de puissance humaine de façonnement du monde, autrement dit de falsification intelligente du réel (de constitution de la « vérité-puissance » par le jeu des perspectives humaines et par la dynamique du pouvoir). Au XXe siècle, Ludwig Wittgenstein, Karl Popper[22] et Thomas Kuhn[23] exploreront la nature de la vérité et le rôle multidimensionnel de la raison dans l’exercice et l’organisation de la recherche scientifique. L’avènement surfait du postmodernisme marquera d’abord l’abandon, par l’université et les milieux de la bien-pensance aux commandes stratégiques de la guerre de la rhétorique, le renoncement à l’idée même de vérité objective ; puis le développement du dogmatisme pluraliste encore dominant, décrétant qu’il ne peut être de « vérité » que relative et directement influencée et modelée par les effets de facteurs culturels, sociaux et historiques. Les universitaires divers portant de telles idées constructivistes sur le devant de la scène culturelle seront très fiers d’avoir « mis en lumière » cette notion de « vérité plurielle » se conjuguant au gré des modes de la modernité décadente et de ses métamorphoses postmodernes toutes plus colorées les unes que les autres.

Il est enfin instructif de noter ici que du débat centré sur la vérité et la connaissance opposant, sans solution, l’empirisme et le rationalisme classiques (le premier de Locke et de Hume, le second de Descartes et de Kant), les travaux épistémologiques contemporains passeront à la curieuse opposition entre « internalisme » et « externalisme », le premier s’attachant à la question de savoir si les conditions de la connaissance sont des données « internes » aux états mentaux de l’individu ; ou si, d’après le second, elles dépendent plutôt de facteurs « externes », tels que la fiabilité des processus de formation des croyances. Le fiabilisme, ressortant de l’approche épistémologique dite externaliste, mettra l’accent sur l’importance des processus cognitifs de formation des croyances et de leur fiabilité en vue de déterminer la possibilité de qualifier une croyance de connaissance (comme le faisaient déjà les Mégariques évoqués plus haut, bien que sur la base de postulats méthodologiques fort différents). La théorie du cohérentisme émergera de son côté pour prendre le contre-pied du fondationnalisme (qu’incarnent la théorie platonicienne des formes et le système aristotélicien des premiers principes) en soutenant que la connaissance tire son origine de la cohérence et de la consistance des croyances incorporées dans un système de perception aguerrie. Ce faisant, la vision cohérentiste se positionne également à l’encontre du rapport correspondantiste de la pensée, de sa traduction propositionnelle et du monde de leur objectivité référentielle commune – rapport canonique de la mesure du vrai prôné par les scolastiques, ainsi que par Pierce et Frege à la fin du XIXe siècle. Dans le cadre d’une telle théorie, la justification, à savoir l’assurance de vérité, provient non plus de principes fondamentaux, mais des relations qu’entretiennent les divers éléments de croyance d’un système de perception…

En logique, pour conclure ces quelques rappels, la notion de vérité est étroitement liée à celle de validité des arguments. Elle y est donc formellement abordée sous l’angle de propositions – d’énoncés linguistiques, mais encore mathématiques, que l’on va retrouver en informatique et en intelligence artificielle – répondant à des critères syntaxiques précis. Au sens classique, le travail des logiciens porte en premier lieu sur le développement de systèmes formels capables d’évaluer la vérité des propositions et des déductions entre assemblages sémantiques formulaires (vérifiant la production de « formules bien formées »). Les propositions sont considérées comme vraies si elles correspondent aux règles de la logique et aux axiomes du système de mise en œuvre de ces règles. La logique symbolique ou mathématique, développée aux XIXe et XXe siècles, va d’abord reprendre les bases de la syllogistique aristotélicienne, pour en dépasser les limites afférentes à la structure des termes de la langue courante (sujet/prédicat) et fournir des outils quantificationnels puissants pour la formalisation de la vérité et de la validité.

 

Théorie scotiste de la connaissance du réel

Fonction sémiotique de la connaissance du réel

Les théories scolastiques de la connaissance jouent un rôle pivotal peu connu, en dehors des orbites spécialisés, dans l’histoire du développement de la philosophie occidentale portant sur les rapports de l’ontologie, de la logique et des théories sémantiques – en vue, notamment, de comprendre les mécanismes du fonctionnement anti-hermogénien ou cratylien[24] du langage dans son rapport au monde extralinguistique des quiddités objectives. La Renaissance et les théories modernes forgées au feu du positivisme logique auront pour effet d’obscurcir, de déformer ou encore de faire oublier cette conciliation et les fruits intellectuels qui en découlèrent, sous prétexte d’obsolescence du paradigme métaphysique prémoderne. En réalité, la Renaissance (ayant préféré la rhétorique à la logique) comme le positivisme (ayant préféré l’axiomatisme fonctionnel à la sémantique extra-fonctionnel) ne seront jamais enclins à faire justice, par préjugé autant que par ignorance, à l’héritage scolastique en ces matières. Deux grands domaines de recherche sur la fonction, les mécanismes, et les limites verbo-conceptuelles de la connaissance et de sa transmission ont néanmoins intéressé les grands penseurs de l’ère médiévale, en prise avec la mise en œuvre d’outils d’analyse visant à mieux saisir les rapports à la fois extra et intralinguistiques entre objets extérieurs (res), concepts ou représentations mentales (passiones mentis), mots parlés (voces) et mots écrits (scripta) : ceux de la théorie logique de la supposition s’appuyant sur la théorie aléthique de l’adéquation entre la pensée (informant le langage de l’intérieur) et le monde (informant ce même langage de l’extérieur moyennant ses données quidditatives) – théorie dite « traditionnelle », pour la distinguer du paradigme, cher à l’empirisme logique, de la vérité réduite à l’analyse de la signification des énoncés (Carnap, Quine, A. J. Ayer).

Au Moyen-Âge, la notion de signification, l’objet dynamique de l’étude de la sémiotique, est précisément définie. Contrairement à la sémiotique postmoderne, si marquée par l’influence proto-wokiste du structuralisme, l’analyse sémiotique d’inspiration médiévale porte une grande attention à la langue 1) en tant que système de signes ontologiquement « aptes » à « sémiotiser » le « verbe » fondamental des choses par le biais de la fonction sémantique de l’intelligence elle-même ; et 2) en tant que médiatrice fondamentale de communication et de transmission de la sign-ification. Signifier x, c’est donc établir la compréhension de cet x, moyennant la fonction symbolique d’un signe ou d’un objet capable de le présentifier à l’intelligence. Saint Augustin le synthétise déjà dans son De doctrina christiana, en soulignant :

« [qu’] un signe est une chose qui, par elle-même, fait passer à la connaissance [à la pensée] quelque chose d’autre que l’impression qu’elle produit sur les sens. »[25]

Plus tard, avec la montée graduelle du nominalisme sur le plan des théories sémantiques et de la logique, cette définition cardinale commencera à céder la place à la conception selon laquelle, en termes linguistiques, une chose peut tout-à-fait constituer un signe d’elle-même, un signe autoréférent sans contenu particulier (autre que celui de sa fonction grammaticale, comme, par exemple, telle formule d’un algorithme rigoureusement déterminé dans sa fonctionnalité infra-sémantique par les règles du système axiomatique dont elle dérive).

Pour les sémioticiens et logiciens scolastiques (nous simplifions à dessein), les passiones mentis (ou concepts) remplissent la fonction de termes (en tant que verba intus[26]), au même titre que les termes parlés (verba vocale) et écrits (scripta). Mais, au lieu de consister en termes de la langue parlée ou écrite, ils fonctionnent comme des termes relevant du langage mental. Pour eux, le langage mental est la véritable forme de langage naturel caractérisée par la marque non filtrée de la signification (alors qu’un terme parlé constitue un énoncé signifiant par mode de convention). Ce pourquoi Jean Buridan, figure (nominaliste) de proue de la logique et de la sémiotique scolastique, considérera que les termes parlés et écrits sont « subordonnés aux concepts » (voir ses Sophismata et ses Summulae de dialectica). Dans cette optique, qu’ils soient réalistes ou nominalistes (encore une fois nous simplifions à dessein), ils distinguent trois niveaux de langage : parlé, écrit, mental. Divergentes positions existent, qu’il nous est impossible d’examiner ici, quant aux relations à établir entre, langage parlé, langage écrit et langage mental ; ou quant à la question de savoir si les mots (noms ou adjectifs parlés et écrits) signifient des concepts, ou des choses réelles, ou encore des formes (species intelligibilis) présentes dans l’âme humaine ; ou encore de savoir si la forme (l’ « espèce intellectuelle ») engendrée dans l’intelligence précède l’acte de compréhension ; ou, par contraste, si elle est quelque chose de modelé à travers l’acte de compréhension lui-même[27], etc.

Duns Scot en particulier, faisant la distinction entre cognition intuitive (suscitée par les mots parlés et écrits) et cognition abstraite (suscitée par l’entremise sémantique de la conceptualisation), estime que les mots signifient, en eux-mêmes (la plupart du temps), des concepts[28]. Mais il considère que la signification, allant des signes externes aux signes internes, constitue une relation transitive. Par exemple, nous entendons un mot. Il va signifier le concept qui s’y rapporte au plan cognitif sémantique, ce qui signifie que le concept naît à l’esprit qui le pense. Mais ce concept, dans l’ordre du langage mental, en vient lui aussi à signifier autre chose que lui-même, à savoir la réalité extralinguistique dont il désigne cognitivement la quiddité, de sorte que le mot original nous amène aussi, indirectement, à penser à cette réalité extrinsèque.

C’est pourquoi il est crucial de ne pas considérer la signification en termes sémiotiques contemporains, comme une « référence » ou un « sens ». La référence et le sens ne sont pas des étapes proprement transitives de la connaissance du réel – ce qui explique qu’on en reste, avec le constructivisme postmoderne, à des références strictement chimériques, « wokites », irréelles (dont le sens se fige dans l’irréalité). La signification, par nature intellectuellement dynamique, l’est par sa fonction inséparablement naturelle (par la cinématique de la cognition humaine aboutissant à l’intellection réelle) et culturelle (par l’institution des mots).

La signification sémiotique, au sens scolastique, est donc un type particulier de relation causale : signifier x, c’est faire penser à cet x. La signification est donc tout aussi transitive que l’est le type de causalité applicable ici. Nous voyons, par exemple, tel mot écrit ; et il nous fait penser et entendre le mot parlé correspondant. Ce mot parlé, désormais sémantiquement intériorisé, nous fait à son tour penser et concevoir le concept qui lui correspond et qui, in fine, nous fait penser à ce dont il est le concept. C’est ce que nous appelons ici la fonction sémiotique de la connaissance du réel, fonction faisant cruellement défaut à la triste postmodernité…

Logique de la supposition et théorie scotiste de la connaissance du réel

Rappelons d’abord que Jean Duns Scot, philosophe et théologien médiéval ayant vécu entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle, est reconnu comme l’une des figures les plus influentes de la grande période de floraison intellectuelle médiévale dite de la scolastique[29], son œuvre revêtant plusieurs caractéristiques décisives qui la rapprochent mais la distinguent également de celles de ses non moins prestigieux contemporains et prédécesseurs. Notre objectif n’est certes pas de passer ici en revue les principaux éléments et volets des travaux inachevés du grand franciscain écossais[30], qui sera également désigné par le titre de Doctor subtilis (« Docteur subtil »). Cet accent placé sur la subtilité et la précision de la pensée deviendra en effet l’une des signatures de la méthode philosophique scotiste.

Nous signalerons simplement que la démonstration scotiste relative à l’inévitabilité de l’existence de Dieu – passant de prémisses logiques à l’efficience considérée comme une propriété métaphysique (plutôt que physique) pour aboutir rigoureusement à la première cause efficiente (primum efficiens/agens)[31], laquelle est aussi la fin ultime (l’objectif dernier et concomitamment le terme premier de la série des existants se déclinant sous l’angle de la causalité finale)[32] et la nature la plus parfaite (l’objet divin connu sous l’angle de l’excellence suprême, ou prééminence)[33] – est considérée comme l’une des contributions les plus remarquables jamais apportées par la pensée au domaine de la théologie naturelle (discipline partant, sans référence confessionnelle à une révélation, des seules données, matérielles et immatérielles de la structure du monde). Duns Scot arrivera à plusieurs conclusions convergentes au prix d’une argumentation admirablement élaborée, dont celle qui consiste à prouver l’impossibilité (tant logique qu’ontologique) d’une série ascendante infinie[34], donc la nécessité d’une causalité efficiente première.

Le grand mérite de l’argumentation scotiste tient à son fondement doublement logique et métaphysique, établissant la primauté d’un Être (qui est la fois premier Agent, Objet final, et Bonté suprême) selon le triple ordre de la causalité efficiente ; de la causalité finale ; et de la prééminence de nature (suprema/eminens natura). De là, la démonstration du Maître franciscain se décline de manière à faire ressortir l’implication mutuelle des trois ordres de la preuve déjà mise en œuvre : un Être dont on a établi la primauté sous l’angle de l’une de ces trois voies ne peut pas ne pas l’être également sous l’angle des deux autres. En outre, le Docteur mineur soutient qu’un tel Être, répondant par nature aux exigences logiques et métaphysiques de la triple primauté (triplicem primitatem) qu’il a déjà démontré[35], ne peut pas ne pas posséder l’intelligence et la volonté, dans un rapport d’identité absolue de ces deux actes à Sa propre et indivisible essence divine (contrairement à ce qu’avance une conception naturaliste de « Dieu » comme quelque entité sous-personnelle, telle une « force » ou quelque autre chimère de ce type). L’infinité d’un tel premier Agent – qui est aussi Fin ultime et Bonté prééminente – en découle[36] ; tout comme le fait qu’il ne peut exister qu’un seul Être de cette nature[37].

Il importait d’au moins faire mention de cette dimension fondatrice du scotisme et de son rapport spécifique aux deux domaines réciproques de la pensée objective et de la réalité pensable – ultimement de la réalité divine à la source de la réalité totale du monde.

La logique de la supposition est une composante de base de la théorie scotiste de la connaissance du réel. Avec le Docteur subtil, elle va participer à un réalisme médiant, consistant dans l’expression de l’existence réelle de concepts généraux moyennant leur supposition différenciée à travers le support du mot parlé/ou écrit et de sa signification concrétisée dans l’objet réel désigné. Elle tente donc de clarifier le problème sémiotique de la signification des termes du discours logiquement organisé en propositions, en analysant de manière « quantitative » la fonction et l’usage des mots – autrement dit la manière dont les mots et les concepts logiquement arrangées se rapportent aux réalités individuelles et générales, en l’absence de techniques modernes de quantification. Elle permet en outre de distinguer entre différents types de suppositions, notamment la supposition matérielle (référence à des objets concrets), la supposition formelle (référence à des concepts abstraits mais « simples » dans leur universalité) et la supposition personnelle (référence à des individus particuliers). On dira par exemple, en considérant la proposition « l’homme regarde x », que le terme « homme » assume une supposition personnelle, sans autre signification que celle d’un signifiant singulier dans son rapport à telle autre réalité individuée « x » ; et qu’il assume une supposition simple lorsque l’on dit : « l’homme est une espèce ». C’est dans ce dernier cas que le terme « homme » se réfère (par supposition formelle) à ce qu’il signifie ontologiquement. Le terme « homme » signifie ici une espèce universelle, plus précisément une nature stable répondant à une définition précise (ad id quod est). La signification ici renvoie à l’opération de présentation cognitive de la forme d’un référent universel à l’intellect par supposition formelle, en vue d’en désigner l’actualisation, par mode de supposition personnelle, dans des cas particuliers. On retrouve ce positionnement épistémologique, jouant sur la fonction différenciée de la supposition pour faire correspondre les caractéristiques sémantiques du discours et la réalité signifiée à la fois au plan mental et au plan désignatif verbalisé, dans les travaux d’auteurs contre-nominalistes, notamment ceux d’Henri de Gand (avant Duns Scot) et de Walter Burley. Burley, par exemple, différenciera la portée d’une expression, signifiée par sa forme universelle, de son « extension » à travers les individus instanciant la première.

Chez Duns Scot, le cadre général de la supposition logique relatif à la connaissance du réel est assez clairement corrélé à celui de la théologie de la Création mise en avant par la tradition franciscaine et conférant à l’exemplarité le rôle prééminent dans l’ordre de la connaissance de la nature d’un x amené à l’existence actuelle. Dans Son rapport à la Création, Dieu, en tant que cause efficiente, ne produit pas seulement telle œuvre créée en lui conférant une existence réelle ; en tant que cause exemplaire, Il l’établit dans l’être essentiel en lui conférant une nature définie (source fixe de sa définition). En raison de cette relation à l’intellect divin (relation de raison insistera le Docteur subtil[38]), une chose créée est dite posséder la certitude d’une quiddité réelle (quiditatem rei) et est par conséquent définie comme telle, ontologiquement comme épistémologiquement. Sur ce modèle fondateur, la connaissance du monde réel passe ainsi par une mise en rapport de l’objet et de l’intelligence qui reproduit, par analogie, la double causalité efficiente et exemplaire qui préside à la quiddité et à l’existence actuelle de l’objet. En théorie scotiste de la connaissance, pour comprendre le monde réel, il est essentiel que l’intelligence saisisse (causalement) la manière dont les termes linguistiques se rapportent aux objets de la connaissance – en se les signifiant plus distinctement, en tant qu’objets formels, qu’ils ne peuvent eux-mêmes être directement saisis en tant que réalités objectives (comme cela est le cas, éminemment, de la signification et de la conception de l’essence divine, y compris par le profane qui parle sans même connaître Dieu[39]). Il faut donc qu’agisse une forme analogique de l’efficience causative dans la signification active, qui ne cause certes pas l’objet de la connaissance, mais le désigne intelligiblement, par conformité au fait de son existence ; ainsi qu’une forme analogique de l’exemplarité causative dans le rapport de certitude de l’intelligence se conformant à la nature de l’objet de la connaissance.

La connaissance du réel passe donc par ce double jeu de conformité intellectuelle à l’existence factuelle et à l’essence définitionnelle de la chose connue par l’intelligence actualisée du sujet connaissant, s’appuyant sur la structure sémiotique de son langage conceptuel et verbal pour désigner, signifier, et communiquer ce qui est objectivement saisi en tant qu’objet formel – comme nous allons le voir plus avant dans la section suivante. Récapitulons d’abord notre propos quant à ce qu’est et ce qu’accomplit la supposition logique dans le cadre scotiste d’une théorie réaliste (dite « modérée ») de la connaissance.

L’arrière-plan intellectuel de la théorie scotiste de la connaissance s’articule autour d’une question épistémologique centrale : si nous ne pouvons trouver rien de commun ou d’universel qui puisse réellement correspondre à nos concepts généraux et à nos noms communs dans le domaine de la réalité objective de la connaissance (extra mentem), quel critère doit-on alors invoquer et retenir aux fins d’expliquer la formation de ces objets formels linguistiques, conceptuels (in mente) et nominaux (ex ordine nominum) ? Si font défaut de tels référents corollaires de nos signes mentaux et verbaux (autrement dit, si l’existence de ces objets irréductibles à ce que nous pouvons simplement penser et dire n’est pas une référence réelle), peut-on encore tenir notre prétendue « connaissance du monde » pour autre chose qu’une vaste māyā projective ?

C’est l’écueil qu’entend éluder le Docteur franciscain, accompagné d’autres grandes figures de l’ère scolastique issues de ce qu’on appelle aujourd’hui le « réalisme modéré », par la supposition logique et par la distinction entre objet formel et réalité objective de la connaissance, que nous allons succinctement rappeler dans la section suivante.

Distinction scotiste : objet formel et réalité objective de la connaissance

Dans la connaissance réelle, nous l’avons vu, le critère de signification ultime implique à la fois le rôle de la langue, par rapport à ce qui est conçu en tant que concept ; et celui de ce concept en tant qu’objet mental signifiant l’objet réel, tant par lui-même (en tant que verbe intérieur) et par le mot, parlé et/ou écrit. La connaissance sensée, celle qui rassemble le formel et l’objectif dans une même dynamique cognitive, se décline donc en mot éligible (signe), en espèce intelligible (langage mental conceptuel), et en intellection réelle (acte de compréhension active). C’est sur ce triple fond sémio-cognitif (du mot, de l’espèce conceptuelle et de l’acte) que Duns Scot distingue l’objet formel (esse intelligibile) et la réalité objective (esse in re) de la connaissance, lesquels s’accordent dans la production de propositions réelles[40] (propositiones in re).

Cette distinction scotiste protège à la fois l’objectivité du réel et la réalité de la connaissance formant un objet formel de la première. L’objet formel correspond à ce qui est connu par l’intelligence rationnel de l’homme au gré de son opération sémio-cognitive ; alors que la réalité objective correspond à ce que la chose connue constitue en réalité, au-delà de la prise directe naïvement réaliste ou follement constructiviste. La réalité objective de la connaissance reste donc plus grande, en elle-même, que l’objet formel que contemple l’intelligence capable de la conceptualiser. Notre connaissance d’une chose première et irréductible peut donc se la représenter plus complètement que nous ne le pensons au départ, en pensant naïvement voir et saisir la réalité telle qu’elle se présente. Distinguer de la sorte implique en outre que le monde ne saurait se réduire à la perception qu’on en a, contrairement à ce que prétend aujourd’hui faire valoir cet hubris narcissique endiablé d’inspiration révisionniste wokiste.

Récapitulons :

  • L’objet formel de la connaissance se réfère à ce que connaît l’intellect ou à la manière dont il conçoit un objet qui lui est extrinsèque. L’acte de le former correspond à la manière dont l’intellect appréhende les caractéristiques et les propriétés de cet objet sur un mode sémio-cognitif tripartite. La traduction mentale de l’objet réel du monde en objet formel permet à l’intelligence, non pas de l’inventer de toute pièce comme le voudrait la démiurgie structuraliste, mais de le signifier par supposition logique différenciée.
  • La réalité objective de la connaissance, par contraste, consiste en l’objet lui-même, tel qu’il existe indépendamment de la manière dont l’intellect le conçoit, de notre perception et de notre conception mentale. Pour Duns Scot, la réalité objective est réellement distincte de l’objet formel en tant qu’elle existe indépendamment de l’esprit qui l’appréhende. Ainsi, la réalité est non seulement objective, ce qu’elle manifeste à l’intelligence en instaurant l’ordre de la signification ; elle est encore formelle et médiane, sous forme de propositions mentales sémio-cognitives aptes à la transcrire conceptuellement et verbalement.

Le fondement de cette distinction clé, que se réappropriera sous son mode propre la philosophie naturelle à partir de Galilée[41], est finalement théologique. Dieu connaît éminemment et Sa connaissance se traduit, dans la vie de Ses processions ad intra (d’intelligence et de volonté), en « langage mental ». Mais Dieu, par nature, est simple, exempt de toute composition. Il s’ensuit que Dieu et Sa connaissance sont identiques et qu’il ne peut donc se trouver de distinction métaphysique réelle entre Dieu et Ses propositions mentales (verba mentis Verbi), contrairement à ce qui se produit pour nous, êtres composés, qui ne pouvons en aucun cas surmonter la distinction entre objet formel et réalité objective (sauf à tomber dans le fantasme et de l’objectivisme et du nominalisme). Pour autant, c’est leur identité stricte en Dieu qui fonde (en l’homme qui est Son image par ses facultés d’intelligence et de volonté) et confère sur l’objet purement médiant et formel de la connaissance, la marque de l’objectivité du réel.

Or, comme l’avait crucialement souligné l’autre grand Maître mineur du XIIIe siècle, saint Bonaventure, Dieu connaît par des ressemblances[42] (similitudines) qui ne sont pas et ne peuvent être les essences des choses elles-mêmes[43], quoiqu’elles soient de l’ordre référentiel de l’essence, entendue en tant que cause exemplaire. En Dieu, les ressemblances (ou les idées) ne peuvent donc être autres que l’essence divine elle-même ; car, si elles étaient les essences des créatures, le Créateur et Ses créatures seraient une seule et même essence, ce qui est évidemment absurde – de l’absurdité propre au panthéisme[44] et à l’émanatisme[45].

 

Éléments d’un retournement épistémologique autorégressif 

L’objectif plus ou moins avoué de toute idéologie en général c’est de se donner un fondement épistémologique capable, au plan émotionnel, de justifier une pratique sociale, politique, économique, éthique, voire religieuse. C’est cet investissement émotionnel par la force « justificatrice » de la forme idéologique qui constitue le moteur psycho-social premier de sa capacité fondamentale à se perpétuer, pour finalement imposer un impératif de remplacement du monde traditionnel de la signification objective, au motif que la vérité serait évolutive, que les critères rationnels seraient d’origine raciale (« blanche »), que la fonction du réel ne serait autre qu’une fonction d’opinion culturelle – ce que l’on peut appeler « opinionisme », pour subsumer les notions corrélatives usitées de nominalisme et de relativisme.

Au sens propre et traditionnel du terme, l’épistémologie se concentre sur la manière dont nous atteignons et justifions la connaissance (dans son rapport fondamental au domaine du vrai), en partant d’exigences et de critères de scientificité avérés, tels que la logique, la méthode scientifique, etc. Par contraste, le relativisme culturel, berceau du wokisme, soutient que les normes épistémologiques traditionnelles de rationalité sont elles-mêmes déterminées par la culture et le contexte social… Selon cette perspective, il n’existe pas de critère universel pour évaluer la rationalité, ce qui peut conduire à une fragmentation de la pensée rationnelle.

Par contraste, la remise en question des normes épistémologiques traditionnelles au sein du mouvement « woke » coïncide avec une mise au service de la notion de vérité à des slogans répétés en boucle, à des programmes idéologiques axés sur l’existence assertée d’ « injustices systémiques » : le racisme, le sexisme, l’homophobie et d’autres formes de discrimination. La conséquence particulièrement efficace de la manœuvre d’un tel retournement est l’imposition de la légitimité « indiscutable » de ces slogans et programmes ; et, par suite, l’inhibition bienpensante du débat et de la discussion ouverte – au motif que leur critique serait elle-même l’expression exécrée de quelque sentiment raciste, sexiste, homophobe, etc.

En contraignant le discours acceptable pour le faire coïncider avec l’idéologie wokiste, il est aisé de donner à un tel mouvement une apparence de bienfondé socio-politique, qu’on alimentera à l’envi de sensibilisation émotionnelle aux questions de justice sociale, d’égalité et de discrimination des minorités (raciales, ethniques, de genre, …).

Nous faisons ci-dessous un simple inventaire (qui va en partie recouper notre deuxième bilan, en quatrième partie, faisant l’inventaire des principaux mécanismes de dissolution du sens), sans intention exhaustive, de quelques grandes composantes du renversement épistémologique à la racine de l’étiolement et de l’auto-décomposition « woke » du langage, de la culture, des institutions, de la société, en somme de la civilisation elle-même :

  • L’imposition capricieuse de l’esprit humain sur la nature : ce retournement résume à lui seul ce qu’est la révolution nominaliste[46], subversion vieille comme la chute originelle de l’homme[47] et qui sous-tend encore aujourd’hui le projet de volonté de subordination des choses et de leurs définitions à l’image autocentrée du constructivisme « woke ».
  • Le reniement de la polarité sexuelle : un produit dérivé de l’imposition capricieuse de l’esprit humain sur la nature, il se caractérise par l’exigence de la conformisation du réel aux fantasmes de l’imaginaire de la toute-puissance égotique. Il y parvient en neutralisant les oppositions naturelles et fécondes, pour leur substituer les antagonismes catégoriels fétichisés et stériles de la mentalité manichéenne.
  • Annulation et censure : le wokisme encourage et pratique la « culture d’annulation », ciblant à la fois les personnes et les idées lorsqu’elles ne cadrent pas (ou plus) avec les normes de « justice sociale » établies.
  • Médiatisation et vérité : à l’ère des trolls et des « vérificateurs de faits », on ne peut plus approcher la vérité, telle que conçu aujourd’hui en premier lieu dans le cadre d’un rapport de force narratif, sans tenir compte du double modèle de transmission consommatrice d’information : les médias de grands chemins et les réseaux sociaux. Tous deux se livrent la guerre de l’information qui fait rage aujourd’hui et se concentre finalement autour de la manipulation de l’opinion publique (de la médiatisation de la « vérité » à titre de construction au service de la science du contrôle du discours et de la communication).
  • Novlangue et écriture révisionniste : on gouverne d’abord par la grammaire, lieu de la généralisation implicite des rapports logiques entre pensée, langage, et monde des références extralinguistiques. Le propre de la « nomologie » wokiste, comme de tous les mécanismes de propagande en quête de conditionnement intériorisé des esprits, c’est de s’approprier le langage comme d’un instrument culturel de domination sociale – le langage médiatisant entre le domaine épistémique de la pensée et celui, ontique, de la réalité.
  • Tendance autorégressive de la pensée à privilégier les émotions et les croyances personnelles au détriment des faits et de la rationalité : dans les crises que nous subissons successivement et simultanément, du climato-alarmisme en passant par le covidisme, l’ukrainisme et le néo-colonialisme qui s’innocente à grands coups de salades sentimentalistes et propagandistes au Moyen-Orient, le conditionnement premier est du côté de l’hystérisation, de la dissonance passionnelle et de l’agressivité bipartite sans issue rationnelle. Impossible, dans de telles conditions de stéréotypisations régressives des comportements, d’espérer le moindre ascendant de la pensée et de l’action justes.
  • Victimisation et culpabilisation systématiques : le premier produit son corollaire tout aussi funeste, par une logique implacable. Là où parvient à s’imposer l’identité victimaire, là s’impose également la culpabilisation « réparatrice » – surtout du gauchiste blanc émasculé, plus intimidé que jamais à faire sienne son « infériorité », tant raciale que sexuelle.
  • Retournement « essentialiste » : en suscitant une culture de la victimisation d’individus et de communautés politiquement conditionnés à se percevoir comme des victimes « systémiques » de la société d’hier et d’aujourd’hui, le mode de penser d’inspiration wokiste réinvesti sa propre version de la « généralité » conceptuelle – assimilable à une quiddité (ou, dans l’ordre philosophique de la nature, à un universel bien défini et socialement instancié). Ce faisant, il tend à essentialiser les fantasmes d’identités de groupe qu’il tire de son chapeau magique de « créateur » fictif (d’une œuvre « ex nihilo » tout aussi fictive), en postulant que tous les membres de telle communauté politiquement victimisée partagent des caractéristiques ou des expériences « essentialisées ». L’existentialisme sous-jacent en prend certes un coup, mais les pseudo-penseurs de l’université française wokisée ne craignent aucune contradiction, ils continuent de plus belle…
  • Fragmentation subjectiviste de la connaissance (ou première étape, au XXe siècle, de la résurgence plus ou moins explicite de la querelle des universaux) : au lieu de rechercher des réponses universelles et objectives – sur lesquelles va reposer, en philosophie comme en science, la signification des concepts communs –, l’épistémologie fragmentaire postmoderne met l’accent sur la diversité des perspectives et des interprétations individuelles. Dans ces conditions, il est très vite difficile, voire pratiquement impossible, d’inculquer le goût et la nécessité première de la recherche du sens et de la vérité.
  • Déconstruction et réévaluation de la connaissance et du savoir (ou deuxième étape, aux XXe et XXIe siècles, de l’effacement à la fois post-réaliste et post-conceptualiste de la métaphysique, au profit de la pure narrativité solipsiste initiée par le projet structuraliste) : le relativisme culturel et la défiance envers l’autorité intellectuelle traditionnelle contribuent depuis plusieurs décennies à la dévalorisation occidentale de la connaissance objective. Le postmodernisme universitaire, fomentateur du wokisme contemporain, remet en question les récits et les métarécits civilisationnels – religieux, politiques, philosophiques, scientifiques. Ses adeptes haranguent à l’envi que ces œuvres sont « socialement construites » (comment pourraient-elles ne pas l’être, au moins en partie ?) et que, en tant que telles, elles ne sont finalement que l’expression littéraire de l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle (patriarcal/phallocratique, bourgeois, blanc…) sur les individus. Ce paradigme de réévaluation par la déconstruction va faire recette en milieux universitaires américains et donner lieu à toute une armada d’ « études de genre », de « théorie critique de la race » et d’ « intersectionnalité ».

 

Révisionnisme biologique et crise de l’intelligence 

L’invention de la psychologie physiologique au XVIIIe siècle doit en réalité beaucoup à l’épistémè médiévale en matière de rapport synergique de l’âme (ψυχή/psuché en grec) et du corps, domaine du donné biologique-anatomique informé et régulé par des principes et des lois psycho-anthropologiques, qu’il aura fallu attendre les tenants de la pseudo-pensée contemporaine « woke » pour voir réduire au domaine de la préférence subjective revendicatrice et capricieuse. D’un point de vue historico-épistémologique, les résultats obtenus en mathématiques, en physique et en chimie attestant de l’adéquation mystérieuse des principes universels sous-jacents aux mouvements des étoiles, des planètes et des atomes avec la logique et les lois de l’esprit[48], justifieront (consciemment ou non) la réappropriation moderne de l’idéal prémoderne d’unification du macrocosme et du microcosme en l’homme : en déployant les ressources de sa nature microcosmique, il est cet être qui reflète la totalité de l’univers visible et invisible par le fait de comporter en lui-même à la fois le monde spirituel et le monde matériel.

Dans cet esprit d’harmonisation sous-jacente, les XVIIIe et XIXe siècles seront d’abord le théâtre intellectuel d’une plus grande unification mathématique des interactions astronomiques (où domine l’interaction gravitationnelle) avec celles des propriétés fondamentales de la matière (où domine l’interaction électrique). Des idées de Michell sur le rapport de la gravité des objets célestes avec la lumière, à la formulation de la loi coulombienne de l’inverse du carré appliquée aux charges électriques, en repassant par les travaux de mesure de force de Michell (par l’entremise de son dispositif de balance de torsion) et de leurs applications par Cavendish et Coulomb, la boucle physique sera mathématiquement parcourue et élégamment bouclée. De leur côté, alors que continueront de s’améliorer les instruments de vision lointaine, Euler, Lagrange et Cauchy développeront la dynamique analytique de manière à adapter le calcul différentiel et intégral (de Leibniz) à la mécanique inertielle newtonienne et à en appliquer les opérations à l’astronomie (d’Alembert et Clairaut participant de leurs propres travaux à l’affinement des calculs et des observations), jusqu’à parvenir à la formulation d’une nouvelle dynamique céleste (Laplace). Cet effort scientifique d’harmonisation des domaines physiques de « l’infiniment grand » et de « l’infiniment petit » (effort d’inspiration médiévale) servira de modèle de connaissance et de raisonnement unificateur dans le domaine, alors en voie de complexification, du réalisme biologique naissant, de la physiologie macroscopique à la biologie microscopique – et nanoscopique, bien plus tard, moyennant la biotechnologie appliquée à la biologie cellulaire.

La physiologie moderne, ayant anticipé les idées (et les grossièretés) du darwinisme d’un bon siècle (avec les travaux que consacreront à ces idées des auteurs naturalistes aussi influents que James Burnett[49] en Écosse et Jean-Baptiste-René Robinet[50] en France), posera surtout les bases de la scientificité objective propre à l’expansion biologique des XIXe et XXe siècles, avec l’essor de la cytologie, de la génétique mendélienne, de la microbiologie et de la biologie moléculaire, en passant par la biochimie métabolique. Les œuvres du neurologue et psychologue naturaliste anglais David Hartley, par exemple, adopteront une approche neuroanatomique de la psychologie qui ne sera pas sans lien, à l’insu de Hartley lui-même, avec certains aspects de la conception scolastique de la symbiose de l’esprit et de la matière – quoiqu’il aspirait certes consciemment à un empirisme et à un énergétisme émotionnel qu’il voulait insérer dans une psychologie morale faisant place à la fin religieuse de l’homme (dans une perspective, par ailleurs condamnée par sa propre dénomination anglicane, d’apocatastase inexorable). Perspective de conciliation qui disparaîtra complètement des travaux d’auteurs contemporains de Hartley, tels que le sensualiste psychologiste Étienne Bonnot de Condillac et le matérialiste catégorique (et licencieux déclaré), Julien Offray de La Mettrie (auteur de L’Homme-machine et de L’Homme-plante).

Le fondement de la physio-psychologie de Hartley est l’organisme vivant (plus que simplement « vital »), les vibrations physiques qui se produisent dans le cerveau et le système nerveux ainsi que dans le milieu ambiant avec lequel il interagit. Hartley décrira notamment la sensation comme consistant d’abord en une vibration des particules d’un nerf stimulé par un objet extérieur, puis comme la transmission de cette vibration le long du nerf jusqu’au cerveau. Ce cerveau est constitué d’une masse de fibrilles nerveuses (neurones) dont les vibrations sont les contreparties physiologiques des souvenirs. Plus largement, pour chaque état psychologique, nous trouvons, d’après Hartley, un corollaire physiologique du premier ; et vice versa, pour chaque opération physiologique, nous trouvons un corrélat psychologique. La formation des idées constitue donc le versant psychologique de la formation et du déclenchement de vibrations nerveuses[51]. Tout en privilégiant la primauté de la physiologie sur la psychologie, Hartley n’en reconnaît pas moins leur unité, objet de la quête des penseurs médiévaux qui la considéraient comme la source première et le point focal de la connaissance rationnelle objective (de la réalité de nature biologique, comme de la réalité de nature métabiologique).

Afin d’apprécier toujours plus à quel point notre époque de wokisation démentielle a pris la réalité comme cible originelle et dernière de sa haine de toute limite à son mensonge à elle-même (en dernière instance, ce n’est nulle autre que la réalité en tant que telle qui est décrétée « coupable » de « racisme, de sexisme et d’homophobie » lorsqu’elle refuse de se plier à la démiurgie wokiste de ce révisionnisme aliéné), il est donc toujours utile de se rappeler de quelques-unes des grandes figures et des recherches qui président au développement de la biologie moderne, avec notamment les percées réalisées dans le domaine des connaissances de l’anatomie et de la physiologie humaines et animales. Certes l’histoire, les faits et la raison ne peuvent plus être simplement convoqués aujourd’hui dans l’espoir de restaurer le sens, la valeur première et l’intelligence saine que présuppose toute défense du principe de réalité face aux desiderata tyranniques d’une pensée folle, si déconstruite, si pernicieuse et si illusoire qu’elle n’en est, en tout état de cause, plus une, aussi militante et bruyante soit-elle (à l’Assemblée nationale ou sur les réseaux sociaux).

Là réside la composante principale de la crise de l’intelligence à l’Ouest aujourd’hui : la factualité – logique, historique, biologique – change de sens, pour satisfaire aux exigences de la post-vérité pleine d’impunité journalistique, d’outrance politicienne, et de débridement irrationnel wokiste… Par contraste, la factualité – attachée à la logique, à l’histoire et à la biologie – a constitué de tout temps et sous tous les cieux le critère décisif et la base de l’histoire de la pensée objective, aussi bien du côté des métaphysiciens que de celui des empiristes. L’instauration de l’objectivité fondationnaliste dans l’Antiquité (en premier lieu avec le platonisme et l’aristotélisme) a d’abord permis de dégager, pour la mettre en lumière philosophique, l’infrastructure axiologique sur laquelle toutes les autres connaissances peuvent être méthodiquement construites. Cette référence axiologique a continué de servir de phare épistémique à la grande tradition scolastique (s’inspirant en outre d’une épistémè révélée), dont nous avons souligné plus tôt dans cet article quelques points saillants ; on la retrouve toujours active derrière l’édification (tour à tour cartésienne et postcartésienne) de la pensée moderne, encore portée à prôner l’union de la réalité objective avec la structure de l’esprit axée sur la connaissance de la vérité ; également chez les partisans de la physiologie médicale et expérimentale des débuts de l’ère moderne, comme à travers les efforts de son essor au gré de l’étude persistante des processus physiques et chimiques de l’organisme vivant. On se rappellera, par exemple, que René-Antoine de Réaumur, Abraham Trembley, Charles Bonnet, Caspar Wolff, Diderot (tout matérialiste qu’il était), Voltaire et beaucoup d’autres moins connus (dont beaucoup, au demeurant, ne peuvent être soupçonnés de christianisme) considéraient que l’agencement et le comportement des organismes ne pouvaient s’expliquer sans l’existence d’un dessein intentionnel, intelligent et contraignant dans la nature – contraignant vis-à-vis des aspirations prométhéennes de l’homme aspirant au fantasme azimuté de son autoproduction, jusque dans la folie furieuse, de plus en plus assumée et explicite aujourd’hui, de redéfinition de l’anthropologie sur les bases d’un projet transhumaniste.

En fin de compte, la crise contemporaine de l’intelligence est fondamentalement une crise du sens multidimensionnelle, dont l’un des objets premiers est la biologie humaine, prise comme base tangible de remise en question de l’ontologie et de la pensée sémiotisée qui la traduit en langage porteur de sens – nous en avons traité en passant notamment par la pensée scolastique et les fondements de la scientificité moderne. Mais il faudra se rappeler que l’avènement de cette culture du contresens, par déni ontologique et idéalisation de la contrenature, s’opère en surface sous prétexte trompeur de remise en question des normes sociales établies (l’ « hétéro-normalité », la primauté proto-sociale de la famille), des discours dominants (que seraient notamment la morale dite « patriarchale » et le « phallogocentrisme ») et des systèmes de pouvoir (cette « blanchité sexiste » systémique à l’ouvrage depuis les premiers temps de l’humanité). La perte du sens n’advient donc jamais naturellement, mais implique toujours une certaine abdication volontaire ou pilotée de la rationalité, dans son rapport aux divers domaines structurants de la vie humaine en société – la politique, la religion, la science, la technologie, les aspects quotidiens de la vie des individus. Nous relevons, en conclusion, les quelques principes et mécanismes non-exhaustifs suivants, qui nous semblent les plus activement impliqués dans le dépérissement du sens, à la racine de notre crise contemporaine avancée de l’intelligence :

  • La post-vérité : la crise contemporaine du sens se rattache d’abord à l’émergence de ce qu’on appelle désormais la « post-vérité », pour décrire ce régime d’oppression psycho-mentale par lequel s’instaure et se met en place l’ascendance des émotions et des croyances personnelles sur la force naturelle des faits et des données objectives. Il convient de qualifier ce phénomène d’ascendance de phénomène organisé, puisqu’il a cours quasi-généralisé à l’école, à la télé, à l’université, dans les ministères…
  • La fragmentation et la vitesse de l’information : l’abondance du flot d’informations combinée à la capacité indéfinie de « choisir » parmi x sources médiatiques plus ou moins fiables entraîne une fragmentation de l’information, nourriture superficielle atomisée et jetée en pâture quotidienne à des consommateurs de points de vue immanquablement limitatifs, favorables au renforcement de préjugés morcelés, irréconciliables, hostiles.
  • La guerre de l’attention (exhibitionnisme, obscénité, addiction) : avec des plateformes comme TikTok, la capacité indéfinie de « choisir » fait place à la captation de l’attention de l’utilisateur dans un circuit chimique fermé de récompense instantanée. L’annihilation du sens est ici complète, il ne reste plus que l’activation de la dopamine pour renforcer l’accaparement des esprits sous emprise addictive par le vide de contenu réel, par le non-sens vastement véhiculé par les pitreries narcissiques de « créateurs de contenu » LGBTQ-istes plus ou moins mutilés et dénudés.
  • La fausse polarisation politique : ce mécanisme de conditionnement antagoniste domine les esprits de nos sociétés contemporaines, entraînés à s’aligner sur un logiciel politicien particulier, « gauche » ou « droite », « NUPES » ou « RN », et à justifier leurs croyances en fonction de l’affiliation par laquelle ils se définissent (par opposition à une autre affiliation), plutôt qu’en faisant l’effort rationnel de produire des preuves objectives.
  • Les biais cognitifs : ces mécanismes, tels que le biais de confirmation (de recherche exclusive d’acceptation et d’homologation de nos croyances déjà fermement enracinées), sont l’effet symptomatique de ce qu’on appelle la « dissonance cognitive » – cette tendance plus ou moins intériorisée à boycotter les informations et les arguments capables de contredire nos opinions chéries. Ils inhibent le développement de la rationalité, de la prise de décision libre et de l’aptitude au sens, cette vraie nourriture de l’intelligence.
  • L’algorithmisation des esprits par l’entremise des réseaux sociaux : les algorithmes de recommandation en ligne ont la très fâcheuse tendance à amplifier les opinions superficielles de nature manichéennes, donnant lieu à des phénomènes de chambres d’écho idéologique puissant, cocons virtuels confortables au sein desquels les utilisateurs interagissent avant tout, pour se confirmer mutuellement dans une même chaleur opinioniste et sous les auspices d’un même contrôle algorithmique, avec les membres de leurs propres bulles cognitives douillettes.
  • La complexité croissante du monde de l’interconnexion et des conflits d’intérêts sous-jacents : les crises et graves problèmes contemporains (sanitaires, géopolitiques, éducationnels) sont souvent plus complexes et plus interconnectés qu’à première vue, ce qui rend difficile la mise en œuvre d’une rationalité holistique guidée par la primauté anthropologique du sens. Dans de telles conditions, des solutions simples, sinon simplistes et plus délétères qu’efficaces, sont facilement préférées aux solutions plus complexes, prenant en compte l’irréductibilité multifactorielle de la réalité du monde. La vente de la guerre, par fabrication et par soumission de l’opinion, fait ici office de « solution » à la faveur d’une certaine vision monopolaire (simpliste) du monde – avec pour principaux programmes d’esseuler et de « mettre à genou la Russie » (en finançant l’Ukraine avec l’argent du contribuable, dépouillé pour le compte des fauteurs de guerre et pour la cause du climat), de chapeauter l’Eurasie, de reconfigurer et de recoloniser le Moyen-Orient, moyennant toutes les opérations sous faux-drapeaux que l’on sait… La solution simpliste et sanguinaire du régime d’apartheid israélien (avec son pilonnage exterminateur habituel de populations civiles), du système totalitaire de l’information à sa faveur et de tous les va-t-en-guerre « civilisés » à la suite des attaques exécutées par le Hamas le 7 octobre dernier, démontre une fois de plus, s’il en était besoin, l’efficacité redoutable de ces moyens de manipulation ad absurde simplex réitérés de crise en crise et de guerre en guerre…
  • La dogmatisation de la science : les injonctions bienpensantes mais fort peu scientifiques portant notamment sur le climat, sur la gestion des crises virales et sur les campagnes de distribution massive et d’imposition de produits géniques expérimentaux improprement appelés « vaccins », pour ne parler que des idoles les plus célèbres de notre belle époque, montrent à quel point ce qu’on appelle superficiellement « la science » est elle-même devenue le terrain de choix d’une mainmise ultra-sélective et falsificatrice au service d’agendas politiques et idéologiques, pourtant foncièrement désavoués par le véritable ethos scientifique – dont la devise pourrait être, à très juste titre, cette parole si radicalement à contre-courant de notre société du spectacle et de son culte du faux affublé des vêtements du vrai : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » (Jn 8, 32)

 

Conclusion : la déraison « woke » est un mensonge  

Dans l’univers idéalisé du wokisme contemporain, postulé sur le délitement des fondements et des définitions premières, le monde commun n’existe plus. Son abrogation, telle que l’avaient déjà théorisé et appelé de leurs vœux les pères du structuralisme il y a plus de 50 ans, sanctionne la victoire que ces édificateurs de la déconstruction escomptaient alors, celle du non-sens postmoderne – cette révocation d’abord épistémique, puis aujourd’hui militante, du besoin de chercher et de parvenir au sens. En faisant d’abord s’étioler le langage de l’intérieur (par prédilection déconstructiviste), avant de passer à la démolition des statues (par passion nihiliste pour l’anéantissement des références contre-fluidiques[52]), les théoriciens de la déraison « woke » attestent qu’ils ont bien compris depuis le début que c’était le sens lui-même, à la fois ferment formel et cause finale de la production de la connaissance traditionnelle, qu’il fallait résolument remettre en question. Mais pas directement, car ils risquaient autrement de tomber dans le même panneau que les épistémologues farouchement matérialistes des XIXe et XXe siècles : produire une connaissance alternative (c’est-à-dire une science, donc un discours sensé, en soi incommensurable aux prémices du matérialisme) après avoir établi, avec l’insistance pontifiante d’une autorité se voulant infaillible, l’impossibilité positiviste de la connaissance. La remise en question devait donc passer par tout un éventail de prétextes d’analyse pseudo-scientifique, à commencer par ceux sur lesquels repose la théorie critique de la race (et du sexe) : l’abolition des « hiérarchies de pouvoir » et des « biais inhérents » qu’imputent toute l’intelligentsia « woke » à la production de la connaissance traditionnelle.

L’étrange double-jeu de notre époque de « l’après-vérité » se manifeste à travers son goût particulièrement prononcé pour la censure, pour le formatage idéologique, pour la guerre à mener à la « mal-pensance » (notamment sur X, demandez par exemple à Thierry Breton et à ses confrères de la gestion européiste de la « liberté d’expression » ce qu’ils en pensent). Or, qui dit « mal-pensance » implique du même coup « bien-pensance », présupposant la référence implicite à un critère de vérité, afin de pouvoir différencier entre les deux phénomènes.

D’instauratrice d’une « culture » universitaire de la décrédibilisation nominaliste de la vérité et de la raison il y a plus de cinquante ans, l’entreprise de bien-pensance structuraliste a su se perpétuer à travers le wokisme institutionnel et sa mise en œuvre d’une culture de la décadence intellectuelle consommée : celle qui fait la promotion de l’affranchissement de la connaissance, au sens traditionnel du terme – celui d’une épistémè intrinsèquement liée à la vérité et à la raison, en tant que références universelles d’ascendance sur la dictature discordante et jacasseuse des opinions.

C’est cette décrédibilisation nominaliste – indissociable de l’idéalisation wokiste contemporaine d’un affranchissement de la connaissance opprimante – que nous avons voulu ici dénoncer, en prenant le temps d’argumenter (en passant par l’histoire du langage et de la pensée, par la logique, la sémiotique et la théologie), plutôt que d’asséner des opinions comme des vérités (ce passe-temps préféré des forces médiatiques de la propagande). Or, dénoncer et lutter intelligemment contre le mensonge ‘structuralo-wokiste’, c’est comprendre qu’il commence son ouvrage de sape sémantique par la criminalisation de la grammaire (dès l’école enfantine) ; qu’il prend rapidement le contrôle de la langue et de la pensée en en déconstruisant la maîtrise (à l’école et à l’université) ; qu’il se fait instrument de manipulation, de mensonge et de censure par le jeu politicomédiatique « démocratique » ; qu’il s’immisce partout et que, non content d’avoir détruit le langage de l’intérieur (d’avoir, ce faisant, neutralisé l’exercice dûment conceptuel de la pensée), il finit par démanteler toutes les institutions occidentales de l’intérieur…

La dénomination du réel, à l’instar d’Adam nommant les animaux dans le jardin (Gn 2, 19-20), est un acte de délinéation et de repérage onto-sémantique irremplaçable, en ce qu’il déclenche la relation logico-sensorielle fondamentale de l’intellect au monde qui à la fois le pénètre et le dépasse : en désignant et en parlant le monde, l’intellect s’apparente ainsi à un miroir sonore posant le premier jalon de l’organisation d’une pensée claire, saine, d’essence authentiquement scientifique. Car nommer, c’est distinguer, procéder à une première taxinomie. C’est encore saisir, modeler, sémantiser (à la fois extraire et donner du sens) … C’est donc exercer une certaine juridiction sémantique dictée par la vérité et la raison, autrement dit par le cadre de réalité donné à l’intelligence pour produire une parole vraie. Une fois restitué ce cadre à la fois limitatif et capacitaire, langage, pensée, parole et monde « chosal » sont mutuellement réarticulés, réordonnés les uns aux autres et reconstitués au service du sens, de la compréhension et de la connaissance de la vérité – laquelle rend libre et apte à s’émerveiller.

En dérégulant la langue pour les besoins mensongers de la déraison « woke », on dénature le rapport vital que l’intelligence humaine a par nature au sens à travers le langage, pour instaurer une légifération substitutive et arbitraire : celle du contrôle politique des mots à partir d’une distorsion de la réalité (distorsion idéologique, sinon fanatique). Tel est le wokisme institutionnel, qui cherche à asseoir sa novlangue perverse et dia-bolique[53] pour donner prise à l’ascendant d’un pouvoir gouvernemental sur le domaine sacré de la pensée. Mais le langage (en lui-même naturel) ne se légifère pas arbitrairement, pas plus pour des abeilles que pour des êtres rationnels en quête continuelle de sens (ce que sont les hommes). Il s’organise à partir du réel, pour donner lieu à la parole (d’essence culturelle).

Soyons donc, par contre-pied ferme et courageux face à l’idiocratie opinioniste des forces du wokisme, des ouvriers infatigables au service de la parole – et de la Parole[54].

[1] Des échanges mondialisés à l’aune universelle de la marchandisation sans barrière.

[2] En mauvais anglais désormais usité, le participe passé du verbe « to wake » étant « woken » (or « awaken »), qui devrait également servir de forme adjectivale.

[3] Qui, en tant que propriété transcendantale de l’être (ens), lui est coextensif et indissociable, au même titre que l’unité (unum), la bonté (bonum) et la beauté (pulchrum). La subjectivisation du vrai (verum) sur des critères idéologiques et préférentiels traduit une décadence philosophique caractéristique du constructivisme postmoderne et de sa tyrannie de l’opinion personnelle comme seule arbitre aléthique acceptable.

[4] Donc une définition quidditative extrinsèque et première (par rapport à l’existence).

[5] Nous renvoyons à notre Diversité théâtrale : si les logiques se taisent, les pierres crieront.

[6] Respectivement néo-féministe et antiblanc.

[7] Masculinisée par Derrida et son paradigme accusatoire de « phallogocentrisme », censé dénoncer le primat racialiste blanc de la philosophie du logos (et de l’hétéro-patriarchalité de la théologie chrétienne du Logos).

[8] Du grec ἰδιώτης (ἴδιος), signifiant d’abord « soi-même », l’existant « propre », ce qui n’appartient et ne provient que de son soi « propre » ; et κρατία (du verbe κρατέω, « gouverner », dérivant de la racine κρ-, que l’on retrouve dans κρίνω, « gouverner » au sens de « juger », donc de « trancher »), signifiant « règle », « gouvernement ». Ainsi, ἰδιώ-κρατία/idio-cratie se traduit très simplement par « règle exercée par des idiots », ou « gouvernement exercé par des individus sans compétences » – autres que leur sottise autoréférentielle, c’est-à-dire, précisément, leur idiotie.

[9] En matière notamment d’épidémie, de climat, de conflit russo-ukrainien, de sexualisation (au sens de pornification) des enfants à l’école, de redéfinition transgenriste (constructiviste) de la biologie et de ses « bases scientifiques » (en réalité inexistantes, aussi bruyants que puissent être les vœux pieux des transactivistes en la matière) …

[10] Jn 18, 38.

[11] Nous signalons que nous avons traité de ce problème « pilatien » dans notre contribution à l’ouvrage collectif Marchandiser la vie humaine (Le Retour aux Sources), sous la direction de son auteur principal, Maria Poumier. Voir la nouvelle édition revue et augmentée (2020), aux pages 207-220 : « L’illogicité foncière du relativisme ».

[12] « … ἐὸν γὰρ ἐστίν… » (« … car il est… ») ; et, par implication, il est ἓν καὶ ἀκίνητον.

[13] « Τό γάρ αυτο νοειν έστιν τε καί ειναι. »

[14] . וַיֹּ֙אמֶר֙ לֵ֣ךְ וְאָמַ֔רְתָּ לָ֣עַם הַזֶּ֔ה שִׁמְע֖וּ שָׁמ֑וֹעַ וְאַל־תָּבִ֣ינוּ וּרְא֔וּ רָא֖וּ וְאַל־תֵּ֥בְינוּ (« Et Il dit : “Va dire à ce peuple : vous entendez, mais vous comprenez pas ; vous voyez [percevez], mais vous ne comprenez pas.” » Is 6,9).

[15] Mt 13, 13.

[16] Sébastien Renault, L’héritage oublié des scolastiques : pensée et désignation avant l’essor de la logique post-aristotélicienne, Science et Foi (les nouvelles du CESHE) nº 143 et 144, avril et juillet 2022.

[17] Le devoir moral de vivre en accord avec la nature rationnelle de l’homme, sur le plan épistémique (par justesse noétique) comme sur le plan pratique (par justice morale), quelles que soient les circonstances.

[18] L’organisation des écrits du Stagirite (en « Organon ») reflète précisément son intention classificatrice vis-à-vis de la présentation et de l’usage des disciples majeures de la pensée à partir de fondements logiques censés soutenir l’investigation philosophique et la méthodologie scientifique (ce qui est bien le cas d’une certaine philosophie et méthodologie scientifique d’inspiration aristotélicienne, mais dont il sera nécessaire de se départir en partie à la lumière d’une autre métaphysique accompagnée, notamment, des développements de la physique moderne).

[19] Toute l’œuvre et l’analyse philosophico-historique de la science effectuée par ce « génie gênant » et par trop méconnu qu’était Pierre Duhem (1861 – 1916), physicien et historien français, en témoigne avec la force d’un travail inégalé au XXe siècle.

[20] Ord. I, Prol., a. 1, 5 : « Et tenent philosophi perfectionem naturae, et negant perfectionem supernaturalem; theologi vero cognoscunt defectum naturae et necessitatem gratiae et perfectionem supernaturalem. »

[21] Au double sens scolastique 1) de cognitio certa per causas (par la faculté de l’esprit, intellectus, la plus intimement liée à l’acte de comprendre) et 2) de co-[n]naissance – c’est-à-dire de naissance cognitive de la chose elle-même avec et dans l’intellect informé par l’intermédiaire de sa compréhension abstractive du quid de la chose connue.

[22] Popper fera ressortir l’importance de la falsifiabilité à titre de critère permettant de distinguer les théories scientifiques des théories non scientifiques. Selon lui, les premières doivent pouvoir être falsifiées en les soumettant à des tests empiriques. Ou, pour le dire autrement, une théorie scientifique doit être formulée de manière à pouvoir être réfutée par des observations empiriques. Le dogmatisme scientiste contemporain, qu’il soit climatiste ou covidiste, entre autres aberrations, a complètement abandonné la méthodologie autocritique prescrite par Popper.

[23] Les travaux de Kuhn relatifs à la structure des « révolutions scientifiques » ont introduit le concept de « changement de paradigme » par lequel les communautés scientifiques en viennent à modifier, de manière parfois spectaculairement drastique, les croyances plus ou moins sous-jacentes à leurs théories fondamentales. De tels changements paradigmatiques sont souvent précédés de périodes de crise profonde au cours desquelles les théories, même (pour un temps) les plus établies, ne parviennent plus à expliquer certains phénomènes.

[24] Par référence au dialogue de Platon, le Cratyle, mettant en scène Socrate, Cratyle, et le constructiviste Hermogène s’interrogeant sur l’origine du langage, l’exactitude des noms, la nature des signes et de leur rapport au monde des réalités naturelles (les choses) qu’ils signifient.

[25] « Signum est enim res, praeter speciem quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire. » (Liber II, cap. 1, § 1).

[26] Dans le langage de Duns Scot, au masculin, « verbum intellectuale » (le « verbe intellectuel »), qu’on ne saurait identifier à l’intellection de l’intellect agent, car il n’est qu’une production de cet intellect transposant et transformant les données sensorielles dans la forme conceptuelle de ce qui est constitué, par cette opération, signe intérieur.

[27] Ce dont va notamment traiter le docteur oxfordien, qui formule ces questions (parmi d’autres) et tentent d’y répondre en Ord. I, d. 27, resp., 48-61.

[28] Quaestiones in secundum librum Perihermeneias, q. 1.

[29] Nous considérons toujours comme un titre d’honneur le fait d’être parfois associé aux penseurs médiévaux par ce désir et cette croyance qu’ont certains détracteurs incultes de nous faire par-là une insulte.

[30] Son décès prématuré, à 42 ans, compliquera considérablement l’organisation éditoriale de son œuvre.

[31] À ce qui est « simpliciter primum secundum efficientiam ».

[32] Ce qui est « simpliciter primum secundum rationem finis ».

[33] Ce qui est « simpliciter primum secundum eminentiam ».

[34] Ord. I, d. 2, q. 2b, 43 : « […] infinitas autem impossibilis est in ascendendo, ergo primitas necessaria, quia non habens prius nullo posteriore se est posterius… » ; voir aussi Ord. I, d. 2, q. 2b, 53 : « […] essentialiter ordinatorum infinitas est impossibilis. Probatio, tum quia universitas causatorum essentialiter ordinatorum est ab aliqua causa quae non est aliquid universitatis, quia tunc esset causa sui. Tota enim universitas dependentium dependet, et a nullo illius universitatis. »

[35] Ord. I, d. 2, q. 2d, 39-73.

[36] Ord. I, d. 2, q. 2d, 111-156.

[37] Ord. I, d. 2, q. 3, 165-190.

[38] Ord. I, d. 8, q. 3, 54 : « […] arguo sic : relatio in creatura licet habeat in virtute sua causare conceptum relationis sibi correspondentis, tamen illa relatio correspondens non includit in se aliquem conceptum absolutum in quo fundetur, quia relatio creaturae – e converso – ad Deum, quae est tantum rationis, non includit essentiam divinam vel aliquam perfectionem absolutam in Deo (quae perfectio est naturaliter ipsa), quam tamen essentiam vel perfectionem oportet ponere esse fundamentum relationis Dei ad creaturam ; et ita non posset per relaƿtiones istas causari in nobis aliquis conceptus de perfectionibus absolutis nisi relatio altera haberet in se virtualiter illud absolutum quod est propria perfectio Deo, quod est impossibile. »

[39] Ord. I, d. 22, 9 : « […] nomina multa imponuntur quae significant Deum in communi, quia sic potest naturaliter concipi a viatore, ut patet distinctione 3 ; vel si verum est quod ‘distinctius potest significari quam concipi’, potest Deus nominari a viatore nomine significante ‘hanc essentiam’. »

[40] Qui sont les propositions de la science, naturelle et sacrée.

[41] Qui introduira la dysharmonie épistémologique programmatique de la science moderne entre le domaine contre-intuitif des lois par rapport à celui de la perception immédiate (non-pensée) de leurs effets phénoménologiques.

[42] La ressemblance de la chose connue constitue ce qu’est son idée (cf. I Sent. d. 35, a. 1, q. 1, resp.).

[43] Autrement, l’intellect divin se retrouverait à connaître les choses individuelles par le biais d’une idée (per ideam), non à partir de Lui-même (ex se ipso) et par Lui-même (per se ipsum), cf. I Sent. d. 35, a. 1, q. 1, contra 1.

[44] Une conception philosophique du monde postulant que « Dieu » et la « Nature » sont une seule et même réalité, qu’il n’y a donc pas de distinction entre « Créateur » et « Création ». Selon la devise de Spinoza : « deus sive natura » (« dieu ou la nature », sous-entendu, « aucune différence »). De nombreux panthéistes vouent un culte à la Terre et aux éléments de la nature. L’environnementalisme et le sens de la « responsabilité écologique » comptent souvent parmi les composantes éthiques de cette vision fort mal avisée de la réalité.

[45] Une conception métaphysique postulant des niveaux successifs d’émanations de plus en plus éloignées d’un principe originel, par nécessité naturaliste de diffusion d’être. Diverses traditions religieuses et philosophiques (le néoplatonisme et le mysticisme oriental) ont embrassé cette erreur intellectuelle relativement commune – puisqu’elle permet de contourner la proposition théologique (spécifiquement biblique) d’une intelligence et d’une liberté créatrice transcendante au monde.

[46] D’abord hermogénienne (par référence à la figure d’Hermogène dans le Cratyle de Platon), puis ockhamiste (par référence au terminisme philosophique de Guillaume d’Ockham, passant le « rasoir » de son fameux précepte : « Les entités ne doivent pas sans nécessité être multipliées… »), puis luthérienne (par référence à la table rase théologique de Luther), puis structuraliste (par référence à la « French Theory » de la fin des années soixante), puis wokiste…

[47] Qui avait, dans l’état préternaturel d’intimité avec le Verbe divin 1) la connaissance des choses dans leurs « raisons éternelles » (rationes aeternae, selon l’expression tirée de la théorie de la connaissance chez saint Bonaventure) ; et 2) la connaissance des choses dans leurs genres propres (לִרְאוֹת מַה-יִּקְרָא-לוֹ, « pour voir comment/le quoi [מִין, מה] il les appellerait… », voir Gn 2, 19b). Ce statut de la parole, partiellement perdu dans sa chute, Adam le possédait sans défaut en son état d’origine, discernant la nature des choses pour les nommer en conséquence.

[48] Dont traitera George Boole dans un ouvrage de 1854 portant le titre même de The Laws of Thought (ou An Investigation of the Laws of Thought on Which are Founded the Mathematical Theories of Logic and Probabilities). Ce traitement séminal booléen des lois de la pensée, assorti d’une nouvelle algèbre, trouvera de nombreuses applications dans différents domaines des sciences dures et contribuera à l’essor de l’informatique.

[49] Avec sa collection, en six volumes, intitulée : Of the Origin and Progress of Language (1773 – 1792).

[50] Et ses Considérations philosophiques de la gradation des formes de l’être, ou les essais de la nature qui apprend à faire l’homme (1768).

[51] Corrélations vibratoires qu’on retrouvera discutées dans certains textes de Nietzche, de l’époque de sa collaboration avec le docteur Paul Rée.

[52] De la logique, de la science exacte, de la métaphysique, de la théologie.

[53] Du grec διά-, « à travers », « entre » ; et βάλλειν, « jeter » : le dia-bolique ici consiste en ce qui est « jeté à travers » l’espace du vide sémantique d’un langage dissociatif et subversif (car il dissocie les éléments qu’il faudrait au contraire unir pour donner lieu à l’intelligence du sens). À l’opposé, nous trouvons le langage précisément sensé, ressortant du domaine du sym-bolique, du grec σύμβολον, σύν-, « ensemble » ; et βάλλειν, « jeter » : « « jeter ensemble », réunir les éléments dont l’articulation mutuelle va donner lieu à l’intelligence du sens.

[54] Ps 103, 20 : « Bénissez YHWH vous Ses anges, vous forts en puissance, ouvriers de Sa Parole [עֹשֵׂי דְבָרוֹ], écoutant la voix de Sa Parole. »

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Diversité théâtrale : si les logiques se taisent, par Sébastien Renault

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