Retour sur les origines du mouvement révolutionnaire arménien, et des massacres de 1915.

Les yeux de Ter Haigasun étaient aveuglés par l’extase alors qu’il bégayait en arménien : « Le mal n’est arrivé… que pour permettre à Dieu de nous montrer sa bonté. »

Franz Werfel,

Les quarante jours de Musa Dagh

« Die Trotskis machen die Revolution aber dei Bronsteins muessen dafuer bezahlen. »

Johannes Rogalla von Bieberstein,

Juedischer Bolschewismus

E. Michael Jones

En août 1939, peu avant que l’Allemagne n’envahisse la Pologne, Adolf Hitler déclarait : « Je me moque de ce qu’une faible civilisation d’Europe occidentale pourra dire de moi . . . Qui, après tout, parle aujourd’hui de l’anéantissement des Arméniens ? »  Plus d’un siècle après la mort de centaines de milliers d’Arméniens lors de leur marche vers la mort dans les déserts de Syrie, le débat historique sur ce qui s’est passé et sur la mesure dans laquelle il a été prémédité est dans l’impasse.

La situation actuelle est très polarisée et se caractérise par deux historiographies distinctes et qui font l’objet d’adhésions également rigides. La version arménienne soutient que les Arméniens ont été les victimes innocentes d’un acte de génocide non provoqué, par la volonté du le gouvernement ottoman. Un grand nombre d’universitaires occidentaux ont adopté cette position. La version turque, présentée par le gouvernement turc et quelques historiens, soutient que la déportation massive des Arméniens était une réponse nécessaire à une rébellion arménienne de grande envergure, menée avec le soutien de la Russie et de la Grande-Bretagne, et que le grand nombre de morts – les « soi-disant massacres » – est en fait un résultat ou une conséquence de la famine et de la maladie…  La question clé de cette querelle, il faut le souligner d’emblée, ce n’est pas l’ampleur des souffrances des Arméniens, mais plutôt la question de la préméditation, c’est-à-dire de savoir si le régime des Jeunes Turcs pendant la Première Guerre mondiale avait décidé de les massacrer. Comme les Juifs, les Arméniens ont tenté de faire de leur génocide « une question fermée similaire à celle de l’holocauste juif » et de faire de toute négation de celui-ci une forme de discours de haine punissable par la loi.

Trois ans avant que la France ne reconnaisse officiellement comme génocide ce qui s’est abattu sur les Arméniens, par  décret du 29 mai 1998, Bernard Lewis avait été reconnu coupable d’avoir violé les lois feançaises sur les discours de haine en adoptant la position turque sur la question. Lewis a été condamné le 2 juin 1995, mais seule une amende symbolique lui a été infligée à titre de sanction, ce qui a fait que la loi est restée lettre morte, et que la controverse reste vivace.  Un auteur pro-arménien « a suggéré que la négation du génocide arménien représentait un discours de haine et devrait donc être illégale aux États-Unis », mais Lewis n’a pas perdu de vue sa détermination à dissocier les deux événements, le malheur des Arméniens et celui des Juifs.

Le 25 mars 2002, Lewis « a réaffirmé une fois de plus sa conviction que les massacres d’Arméniens en Turquie ottomane étaient liés à la rébellion massive des Arméniens et, par conséquent, n’étaient pas comparables au traitement des Juifs sous les Nazis ».  Guenter Lewy a adopté le point de vue de Lewis, en affirmant que « La communauté arménienne en Turquie n’était pas simplement « une minorité chrétienne désarmée », et qu’il n’était pas acceptable de discuter des événements de 1915-16 sans mentionner le rôle des révolutionnaires arméniens dans la cinquième colonne ».  Selon cette lecture, les Arméniens n’ont aucun droit à revendiquer le statut de victimes d’un Holocauste car leur rébellion armée était de nature très différente du comportement des Juifs non armés qui avaient été victimes des nazis.

L’historien israélien Yair Auron, cependant, adopte une approche différente en reliant l’Allemagne aux Turcs et en affirmant que l’Allemagne « a été impliquée directement et indirectement dans le génocide arménien ».  L’affirmation d’Auron n’a aucun fondement dans les faits. Les preuves suggèrent que l’accusation provient de la propagande des Alliés pendant les années de guerre. En fait, il y a des documents d’archives accablants selon lesquels le gouvernement allemand, tout en acceptant la nécessité militaire des relocalisations, « est intervenu à plusieurs reprises auprès de la Sublime Porte afin d’obtenir une mise en œuvre plus humaine ».

L’affirmation selon laquelle les Allemands « portent une partie de la responsabilité et même une partie de la culpabilité du massacre des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale » semblerait réhabiliter le statut de victimes des Arméniens.  Malheureusement, même un lien avec l’Allemagne (bien que pré nazie) ne parvient pas à créer une équivalence entre la souffrance des Arméniens et celle des Juifs aux yeux d’historiens israéliens comme Auron. Comme la plupart des historiens israéliens, qui « cherchent à souligner la singularité de l’Holocauste », Yehuda Bauer affirme que la souffrance des Juifs est unique, même en maintenant l’histoire arménienne sur le tapis; tout en ajoutant que « les massacres arméniens sont en effet le parallèle le plus proche de l’Holocauste ».

Dans le célèbre « Historikerstreit«  de 1989, l’historien allemand Ernst Nolte a cependant classé le génocide arménien et l’Holocauste lui-même dans la « barbarie normale du XXe siècle ».  Contrairement à Auron, qui affirme que les Turcs ont été aidés par les Allemands, Nolte affirme que les Nazis ont imité les Turcs. Contrairement aux historiens israéliens, qui ont tendance à souligner le caractère unique de l’holocauste juif, des Allemands comme Nolte, Hilgruber et Fest ont été accusés d’avoir tendance à « brouiller les distinctions et à ignorer le caractère unique de l’Holocauste ».  Finalement, Auron tente de résoudre ce conflit en psychologisant la question, affirmant que « le meurtre des Arméniens fut le résultat de véritables confrontations politiques », c’est-à-dire d’une activité révolutionnaire contre le gouvernement, tout en soulignant simultanément que la souffrance des Juifs était « le fruit d’un fantasme obsessionnel et paranoïaque ».  Cela fait de l’Holocauste un « événement singulier dans l’histoire de l’humanité » et « le seul exemple de véritable génocide – en tant que tentative systématique de tuer tous les membres d’un groupe – dans l’histoire ».

L'esprit révolutionnaire juif

À ce stade, le temps est venu de se libérer des récits ethnocentriques concurrents et de s’orienter vers une explication cohérente de ce qui est arrivé aux Arméniens dans le contexte de l’histoire mondiale en général, de la dynamique de révolution mondiale à cette époque, et du rôle unique joué par les Juifs dans les deux cas.  Le fait que de nombreux révolutionnaires arméniens se soient également imprégnés de ce que j’ai appelé l’esprit révolutionnaire juif rend le lien entre le génocide arménien et l’Holocauste plus compliqué qu’il n’est normalement admis. Kevorkian parle de « la ressemblance troublante entre les élites arménienne et turque, qui se considéraient toutes deux comme porteuses d’une mission « sacrée – sauver la nation », mais n’explique pas que le véhicule qui portait cette mission sacrée était l’esprit que les organisations terroristes juives comme Narodnaïa Volia leur avaient insufflé au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle.

Au milieu du XIXe siècle, l’esprit révolutionnaire juif avait imprégné tous les groupes révolutionnaires, y compris ceux de l’Empire ottoman, et c’est devenu le dénominateur commun entre l’activité qui a commencé avec les soulèvements contre le sultan, celle qui s’est poursuivie dans le plan de déportation des Arméniens et celle qui a atteint son point culminant dans les agressions de la Tchéka, à prédominance juive, contre les chrétiens slaves pendant les premiers jours de l’Union soviétique. Ce sont les excès meurtriers de la Tchéka, et non « le fruit d’une fantaisie obsessionnelle et paranoïaque », qui ont amené Hitler au pouvoir. S’il y avait des gens en proie à une « fantaisie obsessionnelle et paranoïaque », c’était bien des gens comme Lénine et Trotski, qui étaient déterminés à faire tout ce qui était nécessaire pour maintenir leur contrôle sur les chrétiens russes, qui furent les principales victimes de la terreur bolchevique.

Si nous étendons la période historique examinée à la fois en arrière et en avant dans le temps, une image différente commence à émerger. L’histoire du génocide arménien commence maintenant en 1879 lorsque Semlya I Volnya, le mouvement révolutionnaire russe d’origine, s’est désintégré en deux groupes à prédominance juive, Narodnaya Volnya, qui a embrassé le terrorisme, et Chernyi Peredel, qui ne l’a pas fait. L’adhésion des Juifs au terrorisme a atteint son point culminant deux ans après le génocide arménien lorsque les Bolcheviks ont pris le pouvoir en novembre 1917 et, plus important encore, ont créé la Tchéka un mois plus tard comme instrument de terreur révolutionnaire dont le but était de soumettre la population russe, majoritairement chrétienne. Les Bolcheviks, le Donmeh qui constituait la direction des Jeunes Turcs, et les groupes révolutionnaires arméniens comme les Dachnaks et les Hunchaks partageaient tous une ascendance commune qui provenait des mouvements révolutionnaires juifs qui avaient vu le jour dans la Zone de résidence et, plus important encore, des universités russes durant la seconde moitié du XIXe siècle.

Les élites des jeunes Turcs ont naturellement absorbé l’esprit révolutionnaire juif car elles provenaient des familles de Donmeh, [« les retournés] descendants spirituels de Sabbataï Tsevi, le Messie juif qui s’était converti à l’Islam, mais le mouvement révolutionnaire des Turcs était également basé sur des modèles russes, c’est-à-dire juifs :

Le mouvement « Depi Yerkir » ou « Vers la patrie » a vu le jour, rappelant le mouvement « Vers le peuple » (v Narod) en Russie. Les gens étaient encouragés à se rendre dans les provinces turques, où ils pouvaient employer leur énergie au profit de la nation. Les Arméniens de Russie, politiquement engagés, avaient jusqu’alors concentré leurs efforts sur l’amélioration des conditions de vie dans ces régions. Nombre d’entre eux étaient membres d’organisations russes telles que le Zemly i Volya (Terre et liberté) et le Narodnaya Volya (Volonté du peuple), mais les années 80 ont entraîné un changement de direction pour un certain nombre de ces personnes.

Si l’on comprend mieux le rôle que l’esprit révolutionnaire juif a joué dans les événements de 1915, on peut accéder à ce que Wayne Madsen appelle une « nouvelle réalité », selon laquelle les révolutionnaires turcs et arméniens étaient « l’ennemi commun » des Turcs et des Arméniens non révolutionnaires. Selon la lecture de Madsen :

Le fait de savoir que c’est la communauté Dönmeh, dans une alliance naturelle avec les sionistes d’Europe, qui était responsable de la mort des chrétiens arméniens et assyriens, de l’expulsion de Turquie des chrétiens orthodoxes grecs et de l’éradication culturelle et religieuse des traditions islamiques turques, allait faire naître dans la région une nouvelle réalité. Au lieu de Chypriotes grecs et turcs vivant sur une île divisée, d’Arméniens menant une vendetta contre les Turcs, et de Grecs et Turcs se disputant un territoire, tous les peuples attaqués par la Dönmeh allaient réaliser qu’ils avaient un ennemi commun qui était leur véritable persécuteur.

Cet « ennemi commun », c’était l’esprit révolutionnaire juif, qui avait infecté tous les acteurs du génocide arménien, y compris les Arméniens eux-mêmes, en la personne des terroristes révolutionnaires qui ont fait s’abattre la catastrophe sur la tête de leurs compatriotes arméniens non révolutionnaires. Quelque chose de similaire est arrivé aux Juifs. Le comportement des bolcheviks juifs qui constituaient la majorité du personnel de la Tchéka était si épouvantable et si largement connu que cela a provoqué une réaction dans laquelle des Juifs innocents ont eu à souffrir à cause de leurs excès meurtriers, de la même manière que des Arméniens innocents ont souffert à cause des excès meurtriers des révolutionnaires arméniens. La meilleure explication des actions d’Hitler contre les Juifs se trouve dans l’attitude des jeunes Turcs envers les Arméniens. Les dirigeants des deux pays ont été confrontés aux actions d’un groupe qui était perçu comme une cinquième colonne en temps de guerre. Après la Première Guerre mondiale, le bolchevisme est considéré comme un mouvement révolutionnaire juif en Allemagne, en grande partie à cause des républiques soviétiques qui ont été instaurées à Munich et à Berlin. La tentative d’Hitler d’éloigner les Juifs était exactement analogue à la tentative du Comité de l’Unité et du Progrès pour expulser les Arméniens des provinces orientales de l’Anatolie afin d’empêcher leur collaboration avec l’armée russe d’invasion. Des Arméniens innocents sont morts pendant la Première Guerre mondiale et des Juifs innocents sont morts pendant la Seconde Guerre mondiale parce que leurs groupes ethniques se sont vus assimilés à la subversion révolutionnaire.

Ce qui s’est passé en Arménie en 1915 est le résultat de la collaboration de trois groupes révolutionnaires : les Jeunes Turcs, qui ont pris le pouvoir à Constantinople en 1908, les Bolcheviks, qui ont finalement pris le pouvoir en Russie en 1917, et les Dachnaks et Hunchaks, des groupes révolutionnaires arméniens qui se sont associés aux Jeunes Turcs et aux Bolcheviks et ont tiré leurs idées de terrorisme révolutionnaire d’un contact direct avec Narodnaïa Volnya, le groupe que Richard Pipes décrit comme « la première organisation terroriste politique de l’histoire et le modèle de toutes les organisations de ce type qui ont suivi, en Russie et ailleurs. ”

Les relations entre les révolutionnaires arméniens et la population arménienne qu’ils prétendaient représenter étaient souvent hostiles et jamais sans conflit, mais la crainte qu’ils aient le soutien de la population arménienne signifiait que cela constituait une menace sérieuse pour la Sublime Porte, qui était déterminée à agir alors que l’Empire ottoman était le plus vulnérable, c’est-à-dire au moment où il était en guerre avec la Russie, patrie de nombreux Arméniens qui étaient prêts à se battre aux côtés de leurs compatriotes vivant dans l’Empire ottoman :

Montrant l’impact des révolutionnaires russes de Narodnaïa Volia, engagés dans l’action directe, les Hunchaks ont adopté la terreur politique comme moyen d’éliminer les opposants, les espions et les informateurs. L’article 6 du programme du parti Hunchak stipule : « Le temps de la révolution générale [en Arménie] sera celui où une puissance étrangère attaquera la Turquie de l’extérieur. Le parti se révoltera à l’intérieur ». En temps voulu, ce programme a bien sûr été porté à la connaissance du gouvernement turc, et pendant la Première Guerre mondiale, les jeunes Turcs ont utilisé cette clause pour justifier la déportation des Arméniens.

L’homme qui facilitait la collaboration entre ces trois groupes était un Juif d’origine russe du nom d’Alexander Helphand, également connu sous le nom de Parvus, qui était arrivé à Constantinople en 1910. Désillusionné par l’échec de la révolution russe de 1905 et la montée soudaine des sociaux-démocrates en Allemagne, Parvus tourna ses regards vers l’Empire ottoman, désormais sous la coupe du Comité pour l’unité et le progrès, qui avait pris le pouvoir à Constantinople en 1908. Parvus incarnait l’esprit révolutionnaire juif qui unissait ces trois groupes, et c’est cet esprit qui, à lui seul, fournit une explication cohérente des événements qui ont conduit au génocide arménien de 1915, le génocide en lui-même et ses séquelles, y compris les actions d’Hitler contre les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

II

Les Arméniens sont l’un des plus anciens groupes ethniques existant sur la surface de la terre, comparable à des groupes comme les Juifs et les Perses, et ils ont toujours considéré les Turcs comme des parvenus et l’une des nombreuses tribus asiatiques qui ont balayé le Caucase sur la route de l’invasion qui se répandit des steppes eurasiennes à la vallée du Danube. Les Arméniens ayant été la première nation à adopter le christianisme comme religion officielle en 301 après J.-C., leur foi apostolique unique a toujours joué un rôle majeur dans l’instauration de leur identité ethnique, en résistant d’abord aux Arabes et ensuite, plus important encore, aux Turcs, qui instaurèrent l’Empire ottoman lorsqu’Osman Ier conquit Constantinople en 1453. Les Arméniens ont bénéficié d’une autonomie religieuse, culturelle et sociale dans le cadre du système du millet inauguré par le sultan Mohammed II, qui régna de 1451 à 1481.  En dépit de leur statut politique servile, les Arméniens prospérèrent sous ce régime jusqu’à « une bonne partie du XIXe siècle », et leur loyauté envers celui-ci leur valut le titre de « communauté loyale ».  Jusqu’en 1848, « l’Église est restée à la tête de la nation ; les Arméniens ayant des compétences commerciales et industrielles ont pu s’élever au sommet de l’ordre économique ottoman ; et une variété d’institutions éducatives, caritatives et sociales ont pu s’épanouir »; les Arméniens vivaient dans une « symbiose bienveillante » avec leurs voisins turcs musulmans. Cette situation changea lorsque l’esprit révolutionnaire qui avait déclenché la révolution de 1848 parvint en Anatolie.

Dépourvu d’idées, l’Empire ottoman avait créé un vide intellectuel qui fut comblé lorsque les enfants des élites ottomanes allèrent étudier dans les universités européennes. C’est là qu’ils s’imprègnent pour la première fois de l’esprit révolutionnaire qui s’est manifesté politiquement avec la Révolution française et qui se renouvelle ensuite régulièrement, en 1830 et surtout en 1848. Cette même année, celle où Karl Marx et Friedrich Engels rédigent leur Manifeste communiste, les Arméniens de Constantinople organisent une manifestation dans le district de Kum Kapu pour protester contre la démission de leur patriarche, qui refuse d’endosser leur combat pour l’autodétermination. D’après Nalbandian, les Arméniens de Constantinople manifestaient dans le district de Kum Kapu pour protester contre la démission de leur patriarche, qui refusait de soutenir leur combat pour l’autodétermination :

La manifestation fut un évènement remarquable dans l’histoire des Arméniens en Turquie. Pour la première fois depuis des siècles, les masses, reconnaissant leurs droits en tant qu’individus, s’étaient rassemblées pour exprimer leur protestation et accomplir ainsi ce qui était en fait le pendant arménien des révolutions européennes de 1848. Bien que modeste en nombre, cette explosion sociale à Constantinople fut un pas de géant vers la démocratie. Cela indiquait que les Arméniens étaient prêts à recourir à des méthodes révolutionnaires pour atteindre la liberté politique.

Ce sont les universités européennes qui constituaient le vecteur transmettant l’esprit révolutionnaire à l’Arménie. Les rejetons choyés de la prospère classe marchande arménienne de l’Empire ottoman allaient s’inscrire comme étudiants dans des capitales européennes comme Paris, où ils « vivaient dans une atmosphère remplie d’échos de la Révolution française et des idées de Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo, Musset, Auguste Comte, Michelet, Guizot et Quinet ». Certains étudiants avaient été témoins des révolutions de 1830 et 1848, et presque tous revinrent à Constantinople avec un amour ardent pour la liberté ».

Le sultan répondit à l’esprit de révolution en acceptant la Constitution nationale arménienne, qui fut adoptée le 24 mai 1860 et ratifiée trois ans plus tard.  C’est alors que les « illuminati » prennent le dessus sur l’oligarchie arménienne traditionnellement religieuse et ouvrent la voie à la constitution turque libérale de 1876.

Après avoir reçu une éducation européenne, l’intelligentsia arménienne favorisa l’essor de la presse en langue arménienne, ce qui ouvrit également la voie à la révolution. Après l’adoption de la constitution libérale, des journalistes arméniens comme Khirimian Hairig commencent à plaider pour la « rébellion contre l’oppression ».  Hairig était « le Bossuet arménien, Pie IX et Garibaldi tout en un », celui qui « a aidé à éduquer une génération de jeunes hommes qui voulaient participer à la lutte de la nation pour la liberté – ce qui a finalement conduit à des soulèvements et à la formation des partis politiques ».

Après avoir attrapé le bacille révolutionnaire en étudiant dans les universités de Moscou, Saint-Pétersbourg, Zurich et Genève, Grigor Ardzruni (1845-1892) avait fondé la revue Mushak, qui fut rapidement « remplie d’une propagande révolutionnaire » promouvant la rupture avec l’Empire ottoman, au moment même où la Turquie était engagée dans une guerre avec la Russie, ainsi qu’une alliance avec les Russes, dont les armées avançaient à ce moment-là vers Constantinople.

Au milieu du XIXe siècle, des Arméniens russes comme Michaël Nalbandian (1829-1866) prenaient contact avec des révolutionnaires russes comme Michaël Bakounine. En raison de son amitié avec Herzen, Bakounine, Ogariev, Tourgueniev et Dobrolioubov et de son admiration pour les idées de ses contemporains révolutionnaires russes,

« Nalbandian devint un lien entre le mouvement révolutionnaire en Russie et celui de l’Arménie ».  Après que les contacts de Nalbandian avec les révolutionnaires russes eurent éveillé les soupçons des autorités tsaristes, il fut arrêté à son retour en Russie en 1862, emprisonné à la forteresse Pierre et Paul, puis exilé à Kamichine, où il mourut de tuberculose le 31 mars 1866.  Peut-être en raison de ses contacts avec des révolutionnaires russes comme Bakounine, Nalbandian aura été l’un des premiers patriotes arméniens à prôner l’insurrection armée. Cette décision allait avoir des conséquences fatales car « l’influence de Michaël Nalbandian était vivement ressentie par les gens de son époque et contribua à motiver les futurs révolutionnaires ».

Raphaël Patkanian (1830-1892) était l’un de ces révolutionnaires. Paktanian, « un autre poète nationaliste qui encourageait la rébellion par ses écrits », utilisait la fiction pour promouvoir le mouvement Jeune Arménie basé sur des modèles européens comme Jeune Allemagne et Jeune Russie.

Raffı, né sous le nom de Hakob Melik-Hakobian (1835-1888), était un autre romancier arménien dont les écrits « servaient de guide pour l’action révolutionnaire » après être parus sous forme de feuilleton dans les pages de Mushak. En raison de la popularité de la littérature « qui encourageait l’utilisation de la force armée contre le gouvernement ottoman », les Arméniens « commencèrent à suivre la voie sanguinaire de la révolution ».  Le succès des trois écrivains Michaël Nalbandian, Raphaël Patkanian (« Kamar Katiba ») et « Raffı » (Hakob Melik-Hakobian) était un indice de la popularité d’une littérature qui encourageait l’utilisation de la force armée contre le gouvernement ottoman comme condition nécessaire à la libération de la nation.

Cette combinaison volatile de révolution et de nationalisme avait créé un « esprit de combat » qui trouva finalement une expression politique dans l’insurrection qui éclata à Zeïtoun en 1862. Craignant que Zeïtoun ne devienne « une source d’inspiration pour de futurs soulèvements arméniens contre les Turcs », la Sublime Porte envoya une force militaire le 8 juin 1860 pour contraindre le peuple à payer plus d’impôts, mais cette initiative se retourna contre elle, déclenchant une résistance armée réussie de la part des Arméniens. La nouvelle de ce succès se répandit dans toute la population arménienne et renforça la résistance. Lorsqu’une force turque encore plus importante assiégea Zeïtoun le 2 août 1862, une petite force de combat d’environ 5 000 hommes armés put briser le siège et repousser l’attaque avec l’aide des fidèles musulmans zeïtouniotes. Cette victoire inattendue eut « un effet électrisant sur les Arméniens du monde entier et les inspira dans leur lutte pour la libération »:

« Au cours des années 1850, la vallée de Zeïtoun [actuelle Soleymanli]  avait atteint un statut de semi-indépendance dans l’Empire Ottoman, et en tant que telle, la région devint un centre d’activité révolutionnaire, attirant les intellectuels arméniens de Constantinople à l’ouest et de la Transcaucasie russe à l’est. »  Des sociétés révolutionnaires secrètes comme l’Union du Salut et la Société de la Croix Noire virent le jour dans la décennie qui suivit la rébellion de Zeïtoun en 1862, alors que des villes à prédominance arménienne comme Zeïtoun, Van et Erzerum devenaient des « centres d’activité révolutionnaire en Arménie turque ».  Une société clandestine appelée « Protecteurs de la patrie » se constitua à Erzeroum en 1881. Cette société fut éphémère et ses dirigeants furent jugés par le gouvernement, mais les activités révolutionnaires en Arménie turque au cours du 19e siècle trouvèrent finalement leur point culminant avec la création du premier parti politique, le parti Armenakhan, en 1885.   Après le soulèvement de Zeïtoun, l’esprit révolutionnaire cessa d’animer un ensemble de troubles locaux pour imprégner un mouvement national.

Zeïtoun devint ainsi un paradigme de la résistance armée arménienne, et la rébellion de Zeïtoun de 1862 fut la première d’une série d’insurrections inspirées par les idées révolutionnaires qui avaient balayé le monde arménien. Les insurgés de Zeïtoun avaient eu des contacts directs avec certains intellectuels arméniens de Constantinople qui avaient été influencés par les contacts de Mikael Nalbandian avec Bakounine et d’autres révolutionnaires russes.

Dix ans plus tard, le même esprit révolutionnaire qui s’était enflammé à Zeïtoun arriva dans la ville largement arménienne de Van lorsque 46 Arméniens s’y « retrouvèrent et prirent l’engagement de se consacrer à la conquête de la liberté pour leur peuple ».  Deux mois après avoir pris cet engagement, la même organisation contactait le gouvernement russe et lui  demandait d’aider ses « compagnons chrétiens » à lutter contre leurs oppresseurs musulmans en Turquie.  Cette collaboration allait se poursuivre pendant les 40 années suivantes, fournissant aux Turcs le prétexte pour déporter tous les Arméniens des provinces orientales de l’Empire ottoman lorsque Van se souleva à nouveau pendant une période cruciale de la première guerre mondiale.

En 1878, les Arméniens de Van créèrent « la petite société révolutionnaire secrète de la Croix noire (Sev Khatch Kazmakerputhiun) » qui visait à « mettre fin au pillage, à la violence et à l’extorsion de tribut dont les Arméniens étaient victimes de la part des Turcs et des Kurdes armés. Cette société était organisée pour combattre ces injustices par l’utilisation de la force armée. Ses membres avaient juré de garder le secret et ceux qui rompaient leur serment étaient marqués d’une « croix noire » et immédiatement mis à mort ».

Parce qu’ils étaient une petite nation chrétienne entourée de musulmans, les Arméniens cherchaient naturellement à se protéger contre les puissances théoriquement chrétiennes de l’Europe, qui leur faisaient des promesses jamais tenues. Lorsqu’ils ne réussirent pas à forcer la Sublime Porte à respecter les conditions qu’elle avait acceptées dans le cadre du traité de Berlin à la suite de la défaite désastreuse de l’Empire ottoman dans la guerre russo-turque de 1877-1888, les Arméniens estimèrent qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de prendre les choses en main, ce qui signifiait la nécessité de « recourir à une activité révolutionnaire ».

Au début des années 1880, l’esprit révolutionnaire se répand de Zeïtoun à Erzeroum, qui est devenu le point central de la protestation contre la mauvaise gouvernance ottomane après que la « société révolutionnaire secrète », connue sous le nom de « Protecteurs de la patrie (Pashtpan Haireniats) » y eut vu le jour en 1881 et eut commencé à distribuer des fusils et des munitions pour assurer « la défense contre toute attaque future des Turcs, des Kurdes et des Circassiens ».

En novembre 1881 et en août 1882, Karapet Nishikian se rend en Russie pour solliciter l’aide financière des Arméniens russes. Finalement, la nouvelle de ses activités parvient aux autorités turques, qui arrêtent 400 conspirateurs et en jugent 76 à Erzeroum en juin 1883.  Quarante Arméniens furent reconnus coupables, mais toutes les peines furent commuées grâce aux efforts du patriarche Nerses et de l’évêque Ormanian et parce que la Porte voulait apaiser l’opinion hostile en Europe. Nalbandian estime que c’est lors de ces voyages de collecte de fonds en Russie que les nationalistes arméniens établirent leur premier contact avec le mouvement révolutionnaire là-bas.

Le procès des membres des Protecteurs de la patrie a été le premier du genre parmi les Arméniens de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Jamais auparavant un groupe aussi important d’hommes, issus de divers rangs de la population arménienne, n’avait été jugé pour des raisons politiques. Les personnes jugées étaient principalement des hommes jeunes. L’organisation secrète qu’ils ont fondée à Erzeroum a envoyé ses agents en Transcaucasie russe pour y coopérer avec les dirigeants arméniens. Il ne fait aucun doute que ces agents ont également établi des liens avec les révolutionnaires russes, qui étaient organisés en Transcaucasie au début des années 80.

Encouragé par la nouvelle de la défaite des Ottomans par la Russie, Mekertitch Portugalian quitte Constantinople à l’automne 1878 et arrive à Van, où il ouvre une école normale pour les étudiants arméniens. Après qu’il fut devenu évident que Portugalian « encourageait les idées révolutionnaires sous le couvert de l’éducation », les fonctionnaires turcs fermèrent l’école et Portugalian se vit contraint de retourner à Constantinople. Lorsqu’il devint évident que le gymnase que Portugalian fonda plus tard servait le même but révolutionnaire, l’opération de Portugalian fut supprimée une fois de plus et ses étudiants furent dispersés. Cette fois, cependant, Portugalian quitta la Turquie pour ne plus jamais y revenir et installa un magasin révolutionnaire à Marseille, qui devint un pôle d’attraction pour les émigrés arméniens. C’est à Marseille que Portugalian commence à publier le journal Armenia pendant l’été 1885, et c’est à partir de ce magazine que le parti Armenakan voit le jour.

Portugalian quitte la Turquie pour la France en 1885, pour ne jamais revenir dans sa chère Arménie, mais l’exemple de sa vie et de son travail en province est durable. . . . C’est lui qui « … a fait souffler un vent de liberté sur tout Van. Sans prononcer le mot révolution… il a préparé une génération révolutionnaire. »

À l’automne 1885, un groupe de diplômés du gymnase central de Portugalian fonde le parti Armenakan, « le premier parti politique révolutionnaire arménien du XIXe siècle », dont le premier objectif est de « gagner pour les Arméniens le droit de se gouverner eux-mêmes, au moyen de la révolution ». . . ” Le parti Armenakan « devait se limiter au peuple arménien, toute confession comprise. Inclure des non-Arméniens dans le mouvement ne servirait qu’à dissiper notre énergie et à entraver le progrès de la Révolution Arménienne ».

La pensée révolutionnaire allait de pair avec le nationalisme arménien dans les pages des journaux souvent éphémères qui furent créés dans le sillage de la constitution de l’Arménie. Il en était de même, mutatis mutandis, du mouvement révolutionnaire en Russie, où la nationalité joua également un rôle crucial dans l’émergence de la terreur révolutionnaire. Juifs et Arméniens partageaient une rancune commune contre les Empires cosmopolites et multiethniques dans lesquels ils se trouvaient. En raison de l’accès des Juifs à la technologie occidentale rendu possible par l’instauration de la Zone de résidence, les nationalistes arméniens se mirent à imiter les tactiques révolutionnaires juives, y compris l’adoption du terrorisme. « La Russie », selon Haberer, était « mûre pour l’extrémisme politique », et « les Juifs constituaient un élément national important, sinon crucial, pour transformer la région en un foyer de violence terroriste ».  Les historiens reconnaissent depuis longtemps que « le virus du terrorisme s’est d’abord répandu dans le sud » de la Russie, mais ce n’est que récemment que des universitaires comme Andreas Kappeler ont conclu que le terrorisme y prospérait non pas à cause du climat, mais à cause du nationalisme révolutionnaire dans lequel les Juifs jouaient un rôle majeur. Il est clair, souligne Haberer, que « la nationalité apparaît comme un facteur explicatif dans la genèse du terrorisme du Sud ».

Il en va de même pour la situation en Arménie, où tant les nationalistes que les révolutionnaires espéraient la défaite de l’Empire ottoman. La guerre russo-turque s’était terminée au début de 1878 par une victoire décisive des Russes. Déçu que le Congrès de Berlin n’ait rien fait pour tenir les promesses qu’il avait faites pour l’autodétermination de l’Arménie, l’archevêque Khirimian prononça son célèbre discours des « cuillères de fer » dans lequel il lança « un appel indirect à l’utilisation des armes », moyen qui avait déjà été « adopté avec succès par les révolutionnaires des Balkans ».  La joie des Arméniens face à la défaite de l’empire ottoman après la guerre russo-turque (1877-1878) confirmait les soupçons des Turcs selon lesquels les Arméniens constituaient une dangereuse cinquième colonne désireuse de collaborer avec les puissances étrangères qui cherchaient à démembrer l’empire ottoman. Ces soupçons à leur tour « conduisirent les Turcs à chercher à se venger des Arméniens » après la fin de la guerre. « Lorsque les troupes russes eurent été repoussées, les Turcs trouvèrent opportun de permettre à des hordes de Kurdes et de Circassiens de piller les villages arméniens ».

La conclusion désastreuse de la guerre russo-turque en 1878, combinée à la menace d’une insurrection armée de la part des Arméniens, conduisit le Sultan Abdul Hamid II à suspendre la constitution turque, privant ainsi le peuple arménien de tous les acquis des réformes constitutionnelles de 1860 et inaugurant « une période de régime autocratique qui devait durer 30 ans ».

En conséquence, « la situation des Arméniens est rapidement passée de mauvaise à pire, accélérant la croissance de la conscience nationale arménienne et la diffusion des idées révolutionnaires ».   À ce moment, « les fonctionnaires et les intellectuels turcs ont commencé à considérer les Arméniens comme des éléments indisciplinés, subversifs et étrangers, qui s’associaient à des puissances étrangères ».  La Russie, qui s’était emparée du territoire turc pendant la guerre de 1877-1888 et qui abritait une importante population arménienne, était considérée comme une menace particulière car elle « encourageait l’agitation des Arméniens afin d’annexer les dernières provinces arméniennes de l’Anatolie orientale » et renforçait encore l’animosité entre Turcs et Arméniens.

III

C’est alors que les responsables tsaristes prirent la décision fatidique de soutenir l’activité révolutionnaire en Turquie tout en essayant de la réprimer en Russie, apparemment sans savoir que l’esprit révolutionnaire juif était le dénominateur commun qui unissait les deux groupes. Les fonctionnaires russes de l’Okhrana, la police secrète du tsar, étaient bien conscients des racines juives de l’activité révolutionnaire en Russie, cependant :

il serait trompeur […] de décrire le rôle des Juifs dans Narodnaïa Volia en termes de « fonctions secondaires » et surtout de prétendre, comme Tscherikower, que leur rôle était modeste (besheydène) puisque les Juifs « se trouvaient essentiellement parmi les dirigeants du parti et les auteurs directs des actes terroristes ». « La force du révolutionnaire juif », affirme-t-il, « se situait dans des domaines différents : c’était un pionnier dans la construction d’un parti, un grand praticien et un technicien de la révolution ». Une grande partie de cette affirmation est bien sûr vraie. Mais, en tant que tel, le rôle d’un révolutionnaire juif n’était ni « modeste » ni toujours « secondaire ». . . . En tant qu’intermédiaires entre le comité exécutif du parti et la base, les Narodovoltsy juifs occupaient une position importante dans la propagation et l’organisation du terrorisme politique. 

Le gouvernement tsariste « avait manifestement des raisons d’imputer aux « nihilistes juifs » la vague de terrorisme qui avait secoué le navire de l’État depuis 1878-79 et s’était même revendiqué son capitaine en 1881″. En fait, ces responsables gouvernementaux « avaient une appréciation plus juste du rôle des Juifs dans le mouvement terroriste que les révolutionnaires eux-mêmes ou les historiens qui se sont joints à eux pour minimiser la contribution juive ».  Les soupçons de ces fonctionnaires se confirmèrent lorsqu' »un autre Juif, Hippolyte Osipovitch Mlodetskii (1856-80), fut appréhendé à Saint-Pétersbourg pour avoir tenté d’assassiner le comte Loris-Melikov, le nouveau « gestionnaire de crise » de l’empire ». Après l’exécution de Mlodetskii le 22 février 1880, Novoe vremia  estimait que « ces Juifs, qui ont été de tout temps les représentants de l’esprit révolutionnaire, se trouvent maintenant à la tête des nihilistes russes ».

L’exécution de Mlodestskii eut lieu au début de la période fatidique de l’histoire russe qui commença en 1879 lorsque Semlia I Volia  donna naissance à Narodnaia Volia et à Tchernyi Peredel. Les Juifs étaient très actifs à tous les niveaux du travail révolutionnaire dans les deux groupes :

Narodnaïa Volia maintenait en vie la tradition populiste-libérale qui, une décennie plus tard, sera à l’origine du Parti des démocrates constitutionnels (Kaders) et du Parti des socialistess révolutionnaires (PSR). Se séparant du populisme orthodoxe au milieu des années 80, Tchernyi Peredel s’inscrivait dans le courant du socialisme marxiste européen et devint le point de départ du marxisme russe et de la formation du Parti ouvrier social-démocrate russe (RSDWP). Les juifs Narodovoltsy et Chernoperedeltsy étaient les pionniers de ces nouveaux évènements, qui avaient mûri au début du siècle et allaient s’épanouir pendant la révolution de 1905.

« Les Juifs », nous dit Erich Haberer, « se trouvaient dans les deux factions et ont joué un rôle important dans la formation et l’activité des deux organisations ».  Les Juifs n’avaient pas réussi à mobiliser les paysans russes parce qu’ils étaient toujours considérés avec suspicion comme un élément étranger à la société russe. En conséquence, les Juifs gravitèrent vers la « désorganisation », leur mot pour le terrorisme, parce qu’elle leur offrait un meilleur exutoire pour leurs capacités naturelles.  Pipes est d’accord avec l’explication de Haberer sur les raisons pour lesquelles les Juifs se sont tournés vers le terrorisme, mais sans faire référence aux circonstances spécifiquement juives qui les poussaient dans cette direction. « Le recours à la terreur », selon Pipes « était un aveu d’isolement : comme l’un des dirigeants de la Volonté du peuple le reconnaîtra plus tard, le terrorisme n’exige ni le soutien ni la sympathie du pays. Il suffit d’avoir des convictions, de ressentir du désespoir, d’être déterminé à périr. Moins un pays veut la révolution, plus le militant se tournera naturellement vers le terrorisme qui veut, quoi qu’il arrive, rester révolutionnaire, s’accrocher à son culte de la destruction révolutionnaire ».

Haberer est d’accord, mais il met davantage l’accent sur la « participation juive » au terrorisme que Pipes : « Malgré la présence évidente de Juifs à Chernyi Peredel, on a fait valoir que les Juifs en tant que Juifs étaient plus attirés par Narodnaia Volia parce que le terrorisme politique était plus proche de la participation juive que de la théorie et de la pratique du populisme traditionnel ».  Contrairement au populisme qui nécessitait une persuasion et une rencontre entre l’esprit juif et l’esprit chrétien russe :

l’activité terroriste centrée sur les villes a considérablement « élargi l’éventail des possibilités des révolutionnaires juifs – tant sur le plan psychologique que sur celui des faits ». Sur le plan des faits, elle a donné aux Juifs l’occasion sans précédent d’être actifs dans un environnement urbain beaucoup plus propice à leurs capacités naturelles et à leurs caractéristiques nationales : au lieu d’agir comme des propagandistes au nom d’une idéologie étrangère dans un environnement paysan étranger, ils pouvaient désormais participer à des activités où leur judéité était moins un handicap qu’auparavant. Sans ressentir un sentiment d’infériorité, sans nécessairement se départir de leurs traits juifs, en tant que Narodovoltsy, ils pouvaient participer pleinement et efficacement au type de travail pour lequel ils étaient idéalement adaptés en tant que Juifs. . . . Bref, leurs capacités pour « l’organisation clandestine » et leur « savoir-faire technique » étaient un véritable atout, facilement apprécié et recherché par leurs camarades russes. Sur le plan psychologique, Narodnaïa Volia fournissait aux Juifs une justification politique de l’action révolutionnaire qui était beaucoup plus en accord avec leur expérience de l’absence de droits des Juifs qu’avec les abstractions populistes de la révolution sociale.

Comme pour les Arméniens, les griefs ethniques étaient un moteur de l’esprit révolutionnaire juif. Haberer identifie « la véritable force psychologique » qui poussait tant de Juifs à embrasser le terrorisme révolutionnaire comme étant « di yidishe rekhtlozikeyt« , ce qui motivait les Juifs dans la Zone de résidence à la fin du XIXe siècle, tout comme le terme « antisémitisme » les fait réagir aujourd’hui. Comme les Arméniens, les Juifs « étaient motivés par la souffrance et les efforts d’émancipation de leur propre peuple ».[1] Aron Zundelevich, « le plus juif des révolutionnaires juifs », selon Tscherikower, avait choisi comme nom pour le parti « Moishe », parce qu’il se considérait comme le leader de son peuple, qu’il libérait de l’esclavage du pharaon/tsar par l’activité révolutionnaire. Dans le portrait de Sergei Kravchinskii que brosse Zundelevich dans son roman a clef La carrière d’un nihiliste, le personnage de Zundelevich tente de concilier l’internationalisme révolutionnaire et l’intérêt personnel juif :

« Non, je ne suis pas attiré par votre peuple », dit-il enfin, d’une voix lente et triste. Pourquoi le serais-je ? Nous, les Juifs, nous aimons notre race, qui est tout ce que nous avons sur terre. Je l’aime profondément et chaleureusement. Pourquoi devrais-je aimer vos paysans, qui haïssent et maltraitent mon peuple avec une barbarie aveugle, et qui demain, peut-être, pilleront la maison de mon père, un honorable travailleur, et l’agresseront brutalement, comme ils l’ont fait dans le cas de milliers d’autres pauvres juifs travailleurs ? Je peux avoir pitié de vos paysans, mais comment ne pas mépriser des gens aussi lâches ? Non, il n’y a rien dans votre Russie qui mérite qu’on s’en occupe. Mais je connaissais les nihilistes, et je les ai aimés encore plus que ma propre race. Je les ai rejoints et j’ai fraternisé avec eux, et c’est le seul lien qui me lie à votre pays. Dès que nous en aurons fini avec le despotisme de votre tsar, je m’expatrierai pour toujours et je m’installerai quelque part en Allemagne… L’Allemagne est le seul pays où nous ne sommes pas de parfaits étrangers »

Léon Trotski va ensuite universaliser l’ethnocentrisme juif sous le nom de communisme. Theodor Herzl canonisera la chose au nom du sionisme. Au cours des années 1880, le mouvement révolutionnaire en Russie devint de plus en plus violent et de plus en plus juif à mesure qu’il se déplaçait vers le sud et s’enfonçait dans le territoire juif :

Travaillant sur un terrain familier, dans des villes comme Minsk et Taganrog qui étaient encore mal surveillées, ces individus furent pendant un certain temps relativement libres de propager le socialisme et d’organiser des cercles qui étaient souvent à prédominance juive dans leur composition. Leur judaïcité, ainsi que leur capacité à opérer dans un environnement indigène, leur permettait d’établir facilement des contacts avec les intellectuels et les travailleurs juifs. L’effet net de tout cela est que, bien que le parti centralisé ait été détruit en 1881-1882, de nouveaux centres provinciaux de subversion révolutionnaire se recréèrent constamment de façon autochtone grâce à l’action de la Narodovolrsie juive en 1883-1987.

Le virage vers le terrorisme qui avait commencé en 1879 avec la création de Narodnaïa Volia déclencha une série d’atrocités violentes qui culminèrent avec l’assassinat d’Alexandre II en 1881.  L’assassinat du tsar ne rapporta aucun bénéfice politique. Le « peuple » ne se leva pas pour soutenir les révolutionnaires de cette soi-disant « Volonté du peuple » qui parlaient en leur nom.  À la suite de la réaction horrifiée qui fut la plus courante à la mort du tsar, « la cause radicale perdit beaucoup de soutien populaire » et le gouvernement « réagit par diverses mesures répressives et des opérations de contre-espionnage qui rendaient l’activité des révolutionnaires de plus en plus difficile », en reconnaissance du fait que les révolutionnaires juifs avaient joué un rôle crucial dans cet assassinat. Si « Moishe » Zundelevich n’avait pas perfectionné l’utilisation de la dynamite comme arme terroriste, elle n’aurait pas pu être utilisée pour tuer le Tsar. Selon Haberer

« le rôle de Zundelevich dans l’utilisation de la dynamite à des fins révolutionnaires a été confirmé par plusieurs de ses contemporains. Grigorii Gourévitch déclare que lui et ses camarades du cercle de Berlin « savaient qu’Arkadii avait acheté de la dynamite quelque part et l’avait apportée à Saint-Pétersbourg ». C’est, dit-il, « la première dynamite que les révolutionnaires aient reçue en Russie ». Lev Deich va jusqu’à attribuer à Zundelevich seul l’idée d’utiliser l’explosif nouvellement inventé à des fins terroristes. « C’est à Zundelevich, écrit-il, qu’appartient l’initiative de remplacer les couteaux et les revolvers par de la dynamite et des bombes qui, grâce à ses efforts, commencèrent à être produites selon des méthodes artisanales en Russie ». . . C’est Sergei Kravchinskii qui, à sa demande, avait mené des expériences dans les montagnes suisses pour tester l’efficacité de la dynamite et d’autres explosifs. En communiquant ses résultats, Kravtchinskii confirmait la préférence de Zundelevich pour la dynamite qui, lui avait-il dit, « correspond le mieux aux cibles visées par les actes terroristes ». Convaincu que le dynamitage était « la bonne chose à faire », Zundelevich avait utilisé ses contacts en Suisse pour obtenir des échantillons pour le « laboratoire » des terroristes à Saint-Pétersbourg. Ainsi, en plus de promouvoir l’introduction de la dynamite dans la lutte révolutionnaire, Zundelevich contribua également à lancer la production artisanale des « bombes élégantes et élancées ».

D’une certaine manière, et malgré leurs exagérations, les fonctionnaires de police russes avaient « une appréciation plus précise du rôle des Juifs dans le mouvement terroriste que les révolutionnaires eux-mêmes ou les historiens qui se sont joints à eux pour minimiser la contribution juive ».  Après l’arrestation d’Arkadii Finkelshtein en 1872, le gouverneur de la province de Vilna déclara à une assemblée de notables juifs « À côté de toutes les autres bonnes qualités que vous, les Juifs, possédez, la seule chose qui vous manque est de devenir aussi des nihilistes. » Trois ans plus tard, le chef de la police de Vilna fut plus explicite. À propos de la destruction du premier cercle de Vilna en juin 1875, il déclara : « Jusqu’à présent, nous ne vous considérions, vous les Juifs, que comme des escrocs ; désormais, nous vous considérerons aussi comme des rebelles. Mais même ces fonctionnaires ne voyaient pas l’ampleur des forces révolutionnaires qui les visaient, car ils « n’attribuaient pas encore de signification politique à la présence de « nihilistes juifs » dans le mouvement révolutionnaire russe ».

Privés de catégories comme l’esprit révolutionnaire juif, ces mêmes fonctionnaires étaient incapables d’identifier l’ennemi et, par conséquent, ils étaient voués à mener une bataille perdue d’avance contre quelque chose qu’ils ne pouvaient pas comprendre. Cette situation changea en 1880, lorsque « la manie de la conspiration révolutionnaire juive omniprésente prit pied dans la société russe et commença à influencer la politique sociale contre les Juifs, ou plus spécifiquement contre les révolutionnaires juifs. . . . En mai 1880, Isaak Gurvich, un Chernoperedelets de Minsk emprisonné à Saint-Pétersbourg, s’entendit dire par un responsable du pénitencier qu’il ne devait pas s’attendre à être libéré parce que les Juifs étaient considérés comme particulièrement subversifs ».

La forte proportion de Juifs dans l’Organisation russe du Sud n’était pas sans signification idéologique. Elle donnait au groupe une orientation politique beaucoup plus radicale qu’il n’aurait pu en      être autrement. Cela apparut clairement lors d’une de leurs premières réunions, où les désaccords sur le terrorisme provoquèrent une division entre les délégués juifs et païens, « les seconds s’opposant au terrorisme comme étant préjudiciable à la cause de la propagande socialiste, et les premiers plaidant pour « la répétition systématique et ininterrompue des actes terroristes » comme étant le seul moyen de détruire le tsarisme ».  Orzhikh et Shternberg étaient les plus ardents défenseurs de cette position, qui reposait sur l’engagement général des Juifs révolutionnaires en faveur d’objectifs politiques plutôt que socialistes.

Le 24 juillet 1878 eut lieu à Odessa un événement capital qui, dans les annales de l’histoire révolutionnaire russe, est appelé la « première manifestation armée ». Les Juifs jouaient un rôle majeur dans l’organisation de cette manifestation :

Salomon Efremovich Lion (1857-19 ?), chef du cercle des Lavrovistes d’Odessa, et Salomon Iakovlevich Vittenberg (1852-79), chef du cercle de Nikolaev, étaient parmi les principaux organisateurs de la manifestation. Au premier rang des manifestants se trouvaient six juives – Viktoriia Gukovskaia, Fanny Moreinis, Khristina Grinberg, Sofia Orzhikh, et les sœurs Anastasiia et Sofia Shekhter. À l’exception de Gukovskaia, elles étaient toutes membres du cercle du Lion ou avaient été liées au défunt cercle Kovalskii.

Solomon Lion se convertit au terrorisme alors qu’il était en prison pour le rôle qu’il avait  joué dans la manifestation de Kovalskii. Évitant la « propagande pacifique », Lion « exhorta ses anciens amis lavrovistes à rester dévoués à la cause révolutionnaire qui exigeait désormais « la terreur et le tsaricide » ». Son collègue Vittenberg, qui « avait déjà fait ses débuts en tant que terroriste lors de la manifestation de Kovalskii, lorsqu’il avait  tiré sur des soldats qui avançaient et avait ainsi transformé cet événement en une manifestation armée », était maintenant impliqué dans des plans visant à faire exploser le train du tsar lors de son passage à Nikolaev. À l’exception du « bras droit » de Vittenberg, le marin ukrainien Logovenko, tous ceux qui s’étaient impliqués « avec beaucoup d’enthousiasme » étaient des jeunes juifs de la communauté radicale de Nikolaev.  Ensemble, avec leur personnel de soutien, « Vittenberg et Logovenko travaillèrent sans relâche à la construction de la mine qu’ils avaient l’intention de planter sous la route que devait emprunter Alexandre II pour traverser ikolaev ». Ces plans tournèrent mal lorsque Solomon Vittenberg fut arrêté le 16 août 1878 après que la police eut découvert son adresse sur une personne envoyée d’Odessa pour aider à la tentative d’assassinat. Vittenberg fut pendu le 10 août 1879 dans la même ville où il espérait tuer le tsar.

Lorsque le général N. I. Shebeko publia son rapport détaillé sur la subversion révolutionnaire en Russie pendant la période 1878-1887 :

il avertit que durant la même période, « la profession d’idées destructrices était généralement devenue, peu à peu, la propriété de l’élément juif, qui figurait très souvent [en bonne place] dans les cercles révolutionnaires ». Pour étayer son argumentation, il ajoutait entre parenthèses qu' »environ 80 % des socialistes connus dans le Sud [de la Russie] en 1886-1887 étaient juifs ».

L’étude de Shebeko a montré « que le gouvernement tsariste avait en effet de bonnes raisons de se méfier des socialistes juifs et d’être convaincu que « les Juifs étaient la composante la plus dangereuse du mouvement révolutionnaire » ». Le contrôle juif des milieux étudiants a occulté « la base factuelle qui sous-tendait la phobie des cercles officiels et réactionnaires selon laquelle le Juif était sur le point de détruire la Russie tsariste sacrée ».

IV

Déçu par l’échec des grandes puissances à mettre en œuvre la disposition pour l’autodétermination de l’Arménie contenue dans le Traité de Berlin, un groupe d’étudiants arméniens de Genève, en Suisse, organisa le Parti révolutionnaire hunchakien en août 1887 après être tombé sous l’influence de Mekertitch Portugalian, dont la revue Armenia encourageait une combinaison de socialisme et de nationalisme.  Le Parti révolutionnaire hunchakien était le fruit de l’imagination d’un jeune couple : Avetis Nazarbekian, qui avait écrit certains des articles les plus révolutionnaires d’Arménie (et sa fiancée Mariam Vardania, plus connue sous le nom de Maro. Nazarbekian) était un bel homme, et le neveu d’un riche capitaliste arménien de Tiflis qui finançait ses études. Maro était une Arménienne russe de Tiflis. Après avoir obtenu son baccalauréat, Maro s’était inscrite comme étudiante en sciences sociales à l’université de Saint-Pétersbourg, où elle devint « membre d’un groupe révolutionnaire russe secret ».  Maro et Nazarbekian étaient tous deux tombés sous le charme de Narodnaïa Volia pendant leur séjour à l’université, ce que Narbandian ne trouve pas surprenant puisque tous les étudiants arméniens qui avaient fondé le parti révolutionnaire Hunchak :

étaient nés en Russie ou y avaient fait leurs études, et tous connaissaient bien l’idéologie révolutionnaire russe. Mariam Vardanian (Maro), membre du comité qui rédigea les plans de l’organisation révolutionnaire, avait travaillé avec les révolutionnaires russes à Saint-Pétersbourg et, selon feu Mushegh Seropian, elle était en fait l’intellectuelle du groupe.  . . . Les étudiants genevois s’associèrent de même, étant en bons termes avec les sociaux-démocrates russes G. V. Plekhanov et Vera Zasulich, qui se trouvaient alors à Genève. Tous deux avaient été d’anciens membres des sociétés révolutionnaires russes secrètes Zemlya i Volya (Terre et Liberté) et Tcherny Peredyel (Distribution de la Terre Noire), et au moment de la fondation du Parti Révolutionnaire Hunchakien, Plekhanov était connu comme le principal représentant russe du marxisme.

La nationalité joua un rôle crucial dans l’émergence de la terreur révolutionnaire, tant en Russie qu’en Arménie. En Russie, les Juifs étaient le groupe ethnique qui dominait la propagation du « virus de la terreur » du sud vers les capitales culturelles et politiques du nord comme Saint-Pétersbourg. Le fait que les Russes ethniques ne représentaient que 31 % des groupes révolutionnaires déjà mentionnés confirme que « la nationalité apparaît comme un facteur explicatif de la genèse du terrorisme du sud » et que « les Juifs constituaient un élément national important, sinon crucial, pour faire de la région un foyer de violence terroriste ».

Tant les Juifs que les Arméniens adoptèrent une forme d’ethnocentrisme révolutionnaire, alors que leurs principaux ennemis – les empires russe et ottoman respectivement – prêchaient une sorte de transnationalisme basé sur la langue et la religion. Le clivage entre le nationalisme sioniste et l’internationalisme communiste était latent à ce moment-là et ne devint apparent qu’avec l’émergence de figures comme Herzl, qui orienta l’esprit révolutionnaire juif dans la première direction et Trotski, qui l’orienta dans la seconde.

Parmi les Juifs, « l’esprit du temps exigeait de choisir entre la loyauté « nationale juive » et la loyauté « révolutionnaire russe ». Le processus de prise de parti fut extrêmement tortueux et beaucoup hésitèrent avant de décider si leur loyauté s’adressait au peuple juif ou, en fin de compte, au mouvement révolutionnaire russe », mais pour les groupes révolutionnaires arméniens comme les Hunchaks et les Dachnaks, il ne semblait y avoir aucune contradiction, et l’activité révolutionnaire s’est donc répandue rapidement pendant les années 1890 en Arménie, d’une manière qu’on ne pereçoit pas en Russie.  Contrairement à leurs homologues juifs russes, les Hunchaks ne voyaient pas de contradiction entre les aspirations nationales et le socialisme universel.  Pour les Hunchaks, « le nationalisme et le socialisme étaient mutuellement compatibles et pouvaient se développer harmonieusement ensemble », le nationalisme étant la force motrice du terrorisme révolutionnaire et le socialisme la base de la gouvernance une fois que la révolution aurait triomphé.

Le contact avec la fine fleur du socialisme révolutionnaire dans les universités européennes laissa Maro et Nazarbakian insatisfaits du leadership de Portugalian. Lorsqu’ils renoncèrent à obtenir sa coopération, ils se lancèrent seuls, convaincus que « l’état actuel des choses devait être détruit au moyen d’une révolution » afin qu’un nouvel ordre puisse naître des cendres de l’ancien, fondé sur les « vérités économiques » et la « justice socialiste ».  Les Hunchaks se concentrèrent sur la situation en Arménie turque, et la terreur était considérée comme une partie intégrante de leur nouveau programme et nécessaire pour « élever l’esprit du peuple ».   Dans le cadre des délires que les étudiants arméniens reprenaient à leur compte lors de leurs discussions à l’université, les Hunchaks estimaient que la terreur pouvait être utilisée « comme une méthode pour protéger le peuple et gagner sa confiance dans le programme Hunchak » alors qu’en fait c’est le contraire qui se produisiat. La majorité du peuple arménien n’a jamais sympathisé avec le terrorisme, ce qui a invariablement provoqué une réaction du gouvernement ottoman qui a puni les personnes les plus accessibles, les plus visibles, les plus vulnérables et les moins responsables des actions des terroristes. Les Hunchaks, ne se laissant pas décourager par ce genre de réserves,

avaient pour but de terroriser le gouvernement ottoman, contribuant ainsi à abaisser le prestige de ce régime et à œuvrer à sa désintégration complète. Le gouvernement lui-même ne devait pas être l’unique cible des tactiques terroristes. Les Hunchaks voulaient anéantir les plus dangereux des individus arméniens et turcs qui travaillaient alors pour le gouvernement, et démanteler le réseau des espions et des informateurs. Pour les aider à mener à bien tous ces actes terroristes, il fallait que le parti organise une branche exclusive, spécifiquement consacrée à la réalisation d’actes de terrorisme.

Les paysans et les travailleurs, selon le plan hunchakien, formeraient des bandes de guérilla itinérantes qui répandraient la terreur en prévision de la prise du pouvoir, et en attendant de gouverner selon les principes démocratiques, les détails devant être réglés ultérieurement.  « L’objectif immédiat était l’indépendance de l’Arménie turque ; l’objectif futur était le socialisme ».  La combinaison du socialisme et du nationalisme comme objectifs « reflétait l’influence de la pensée révolutionnaire russe » en général, mais l’accent mis sur le terrorisme comme méthode reflétait l’influence de Narodnaïa Volia en particulier.  Le moment le plus opportun pour déclencher la rébellion générale arriverait lorsque la Turquie serait engagée dans une guerre. Comme leurs mentors juifs à Narodnaïa Volnya :

les Hunchaks adoptèrent la terreur politique comme moyen d’éliminer les opposants, les espions et les informateurs. L’article 6 du programme du parti Hunchak stipule « Le temps de la révolution générale [en Arménie] sera celui où une puissance étrangère attaquera la Turquie de l’extérieur. Le parti se révoltera à l’intérieur ». . . . Afin d’atteindre ces objectifs « par le biais de la révolution », les bandes révolutionnaires devaient « armer le peuple », mener « une lutte incessante contre le gouvernement [turc] » et « démolir et piller les institutions gouvernementales ». Ils devaient « utiliser l’arme de la terreur contre les fonctionnaires corrompus, les espions, les traîtres, les escrocs et toutes sortes d’oppresseurs ».

Cinq ans après la création des Hunchaks, un autre groupe de révolutionnaires, connu sous le nom de Dachnaks, créa la Fédération révolutionnaire arménienne à Tiflis en 1892. Leur but était « d’amener par la rébellion l’émancipation politique et économique de l’Arménie turque ».  Les deux groupes étaient inspirés par Narodnaya Volya.

Comme leurs homologues juifs de Narodnaïa Volia, les Hunchaks et les Dachnaks s’engagèrent à « utiliser la terreur » pour atteindre leurs objectifs, souvent contre leur propre peuple.  La stratégie révolutionnaire consistait à commettre des actes terrifiants et à provoquer ainsi des représailles de la part du gouvernement ottoman, dont les représailles allaient ensuite radicaliser la population arménienne en général, la rendant plus susceptible de jeter son dévolu sur les terroristes. Non contents d’utiliser la terreur pour radicaliser la population en général, les Hunchaks espéraient également « provoquer les Turcs à commettre des excès qui attireraient l’attention du monde chrétien et provoqueraient une intervention européenne ».  Nous pouvons maintenant distinguer les traces du rôle que les Hunchaks et les Dachnaks jouèrent dans le génocide arménien. Les exploits des groupes de guérilla arméniens inspirèrent un « culte du héros », qui « se maintient encore aujourd’hui », mais cela a occulté le fait que 

« les révolutionnaires n’étaient pas seulement récusés par l’ensemble de la population arménienne et de ses dirigeants ecclésiastiques, mais ne représentaient en fait qu’une très petite partie de cette population ». C’est pourquoi ils avaient souvent été poussés à recourir à la terreur contre leur propre peuple. Les rapports consulaires britanniques mentionnent plusieurs tentatives d’assassinat de patriarches arméniens et de nombreux cas d’Arméniens abattus pour ne pas avoir contribué à l’impôt révolutionnaire, ou accusés d’être des traîtres ou des espions.

Ne se laissant pas décourager par les conséquences de leurs activités sur leur propre peuple, les groupes révolutionnaires arméniens proliférèrent en exil au cours des années 1880. Les réfugiés arméniens et les émigrés de Turquie constituèrent une cellule révolutionnaire à Tiflis au début des années 1880. Beaucoup d’étudiants arméniens qui avaient étudié dans les universités russes « s’assimilèrent à la vie russe et perdirent tout intérêt pour leur propre peuple », mais beaucoup d’autres s’étaient radicalisés à partir de la même expérience, rejoignirent des groupes révolutionnaires comme Narodnaïa Volia, puis ramenèrent le virus révolutionnaire en Arménie, où il s’infiltra dans la clandestinité en attendant le bon moment pour émerger. En 1884, l’une des cellules souterraines fut reprise par Christopher Mikaelian, « un membre de Narodnaïa Volia, qui devint plus tard l’un des fondateurs de la Fédération révolutionnaire arménienne ou Dachnaktsuthiun ».  Des revues en langue arménienne comme le Herald of Freedom, qui avait vu le jour un an avant l’Arménie de Portugalian, publièrent des articles qui « montraient l’influence de la pensée révolutionnaire et des idées socialistes européennes et russes » et faisaient la promotion « des mêmes méthodes préconisées par Narodnaïa Volia – propagande, agitation, bandes organisées et terreur ».

Les étudiants qui avaient quitté les universités de Moscou et de Saint-Pétersbourg et s’installèrent en Transcauscasie pour former des cercles révolutionnaires dans des endroits comme Tiflis commencèrent à franchir la frontière russo-turque alors qu’au même moment, des agitateurs arméniens franchissaient la même frontière dans l’autre sens, apportant des nouvelles de l’activité révolutionnaire de la région arménienne autour de Van, principalement.  L’étroite collaboration avec les révolutionnaires russes conduisait leurs collègues arméniens à croire qu’une « révolution organisée en Turquie était à portée de main ».  Le succès que les révolutionnaires grecs et bulgares avaient obtenu pour se séparer de l’Empire ottoman avait convaincu les Arméniens que leur nation pouvait elle aussi être libérée par une activité concertée et autonome. En conséquence, les révolutionnaires arméniens agirent selon ce qu’ils avaient appris de leurs mentors juifs et entreprirent de constituer leur propre mouvement révolutionnaire ethnique :

De nombreux intellectuels et jeunes étudiants qui avaient travaillé pour les réformes en Russie par le biais de sociétés russes secrètes (Zemlya i Volya, Narodnaïa Volia et Tchernyi Peredel) se mirent à former des groupes principalement intéressés par la politique arménienne. L’influence et les idées des Arméniens qui travaillaient dans les cercles révolutionnaires russes s’appliquèrent également aux affaires arméniennes. La force des théories révolutionnaires russes contribua grandement à rendre les Arméniens plus avides d’action révolutionnaire. Cette influence idéologique se manifestait dans les organisations révolutionnaires arméniennes créées après la guerre russo-turque. Presque toutes ces organisations arméniennes en Russie étaient dirigées par des personnes qui étaient membres ou proches associés des Narodniks russes. Parmi elles, on trouve des adeptes des théories sociologiques de Mikailovsky et de Lavrov ainsi que des membres et des adhérents des sociétés révolutionnaires russes, en particulier la Narodnaïa Volia.

Après une accalmie momentanée provoquée par la répulsion générale que la majorité ressentit lors de l’assassinat du tsar Alexandre en 1881, l’activité révolutionnaire s’accrut dans les années 1890 tant en Turquie qu’en Russie. En 1887, année où Maro et Nazarbekian fondent les Hunchaks, Alexandre Oulianov est arrêté alors qu’il transporte une bombe qui doit servir à l’assassinat du nouveau tsar. Oulianov, dont le frère cadet Vladimir, connu plus tard sous le nom de Lénine, allait devenir célèbre en tant qu’auteur du renversement de l’Empire russe, avait rejoint Narodnaïa Volia dans les années 1880, alors qu’il était, comme Maro, étudiant à l’université de Saint-Pétersbourg. Le procès d’Alexandre et son exécution ultérieure marquèrent un tournant dans la vie de Lénine. Chassé de la bourgeoisie respectable par l’action de son frère, Lénine fit le vœu de détruire la société qui l’avait rejeté. Contrairement à son frère, Lénine était motivé par la haine, et non par l’idéalisme :

Durant cette période, Lénine avait beaucoup lu. Il avait parcouru les journaux et les livres « progressistes » des années 1860 et 1870, en particulier les écrits de Nicolas Tchernychevskii, qui, selon son propre témoignage, eurent sur lui une influence décisive. Pendant cette période difficile, les Oulianov furent ostracisés par la société de Simbirsk : les gens évitaient d’être associés aux proches d’un terroriste exécuté, de peur d’attirer l’attention de la police. Ce fut une expérience amère qui semble avoir joué un rôle non négligeable dans la radicalisation de Lénine.

À l’automne 1888, lorsqu’il s’installe avec sa mère à Kazan, Lénine est un radical à part entière, rempli d’une haine sans borne pour ceux qui ont mis fin à sa carrière prometteuse et qui ont rejeté sa famille, à savoir l’establishment tsariste et la « bourgeoisie ». Contrairement aux révolutionnaires russes typiques, tels que son frère décédé, qui étaient animés par l’idéalisme, l’impulsion politique dominante de Lénine était et restait la haine. Lénine, qui était né en 1870, avait obtenu son baccalauréat  l’année même où son frère fut exécuté.

À l’été 1894, les révolutionnaires Hunchak étaient actifs dans toutes les provinces de Turquie, et leurs actions provoquaient des représailles de la part des autorités turques. Ces activités débouchèrent sur une insurrection armée dans le village arménien de Sassun, lorsque la population arménienne locale, « sous l’impulsion des révolutionnaires arméniens, refusa de payer le tribut habituel aux chefs kurdes ».  Lorsque les Arméniens, avec l’aide des Hunchaks, prirent les armes, les Kurdes furent « incapables de soumettre leurs anciens vassaux » et « lancèrent un appel à l’aide au gouvernement ottoman ». L’aide arriva sous la forme de troupes turques et de régiments Hamidaye, l’équivalent turc des Cosaques russes, et des Black and Tans qui allaient se déchaîner sur l’Irlande quelques années plus tard, massacrant « ceux qui s’étaient rendus et beaucoup d’autres, y compris des femmes et des enfants ».

Une fois la poussière retombée, un rapport publié par une commission d’enquête turque « attribue tout l’épisode à la provocation arménienne ».  Les représailles meurtrières qui avaient suivi leur activité révolutionnaire s’inscrivent bien dans les plans de Hunchak. George Hepworth, un observateur américain considéré comme un ami des Arméniens, a déclaré que « les révolutionnaires font ce qu’ils peuvent pour rendre possibles de nouveaux outrages ». C’est leur but avoué. Ils pensent que s’ils peuvent inciter les Turcs à tuer davantage d’Arméniens, à l’exception d’eux-mêmes, l’Europe sera forcée d’intervenir ».

Après la création de la « Fédération des révolutionnaires arméniens », communément appelée « Dachnaktsuthiun » en 1890, le terrorisme Dachnak avait exacerbé une situation déjà tendue en alimentant la haine ethnique. La caractéristique la plus frappante des années 1890, selon Pipes, était « la prévalence et l’intensité de la haine : idéologique, ethnique, sociale ».  L’un des groupes que Pipes a identifié comme étant pris dans ce maelström de haine était celui des Arméniens :

Les monarchistes méprisaient les libéraux et les socialistes. Les radicaux détestaient la « bourgeoisie ». Les paysans détestaient ceux qui avaient quitté la communauté pour s’installer dans des fermes privées. Les Ukrainiens détestaient les Juifs, les musulmans détestaient les Arméniens, les nomades kazakhs détestaient et voulaient expulser les Russes qui s’étaient installés chez eux sous Stolypin. Les Lettons étaient prêts à se jeter sur leurs propriétaires allemands. Toutes ces passions n’étaient tenues en échec que par les forces de l’ordre – l’armée, la gendarmerie, la police – qui elles-mêmes étaient constamment attaquées par la gauche. Les institutions et les processus politiques capables de résoudre pacifiquement ces conflits n’ayant pas vu le jour, il y avait de fortes chances pour que, tôt ou tard, on ait à nouveau recours à la violence, à l’extermination physique de ceux qui se trouvaient sur le chemin de chacun des groupes en conflit. Il était courant à l’époque d’évoquer une Russie vivant sur un « volcan ».

Pipes décrit la haine de Lénine comme un exemple classique de la haine des années 1890. Pipes y voit « quelque chose de répugnant et de terrible ; car étant enracinée dans le concret, je devrais dire même l’animal, tout émotions et répulsions, cette haine était à la fois abstraite et froide comme tout l’être de Lénine ».  Lénine devait plus tard adopter le marxisme comme véhicule de cette haine, mais pendant la période 1887-91, « Lénine n’était pas et n’aurait pas pu être un marxiste au sens social-démocrate, car cette variante du marxisme était encore inconnue en Russie ».  Lénine avait d’abord appris à mobiliser sa haine, politiquement, à partir des « épigones juifs de Narodnaïa Volia », qui « avaient soutenu le mouvement dans ses heures les plus sombres et avaient préservé sa tradition pour les nouveaux partis d’opposition qui allaient apparaître  dans les années 1890 ».  Narodnaïa Volia eut un profond impact sur la pensée de Lénine et pendant la période cruciale en question, Lénine « était un adepte typique de la Volonté du Peuple ».

Les arrestations qui suivirent l’assassinat du tsar en 1881 et celles qui eurent lieu à la fin des années 1880, lorsque le frère aîné de Lénine fut capturé et exécuté, « ciblèrent un nombre disproportionné de juifs » et « reflétaient avec précision leur importance historique » dans le mouvement révolutionnaire de cette époque.  Cela confirmait  également les soupçons des responsables tsaristes, selon lesquels

les Juifs étaient un élément particulièrement têtu et insaisissable, responsable d’une grande partie des troubles politiques des deux décennies entre 1870 et 1890. Ce que le fonctionnaire de police du troisième département, M. M. Merkulov, avait déjà exprimé avec une grande inquiétude en 1877 – à savoir que la jeunesse juive était une source potentielle importante de recrues pour le mouvement révolutionnaire – était devenu une dure réalité dix ans plus tard.

Les Juifs étaient attirés par le terrorisme pour des raisons spécifiquement juives. Leurs tentatives d’éduquer puis de radicaliser le paysan russe avaient échoué parce que les paysans ne leur faisaient pas confiance. Marx admirait l’engagement de Narodnaïa Volia dans le terrorisme parce qu’il montrait qu’en Russie, la révolution pouvait être faite par « une poignée de gens ». La révolution n’avait pas à découler des « conséquences sociales inévitables du capitalisme mature » comme elle le ferait en Angleterre et en Allemagne. Elle pouvait plutôt être provoquée par « la terreur et les coups d’État » dans les sociétés préindustrielles comme la Russie, par des groupes terroristes comme Narodnaïa Volia.

Une fois Lénine familiarisé avec Marx, il tenta d’unir les concepts philosophiques et économiques du marxisme avec la compréhension d’un « parti révolutionnaire professionnel, conspirateur et étroitement discipliné », qu’il dérivait de Narodnaïa Volia.  Après avoir été témoin du succès des sociaux-démocrates en Allemagne, Lénine avait également intégré certaines parties de leur programme, mais il ne s’écarta jamais de la Volonté du Peuple comme modèle pour son organisation politique. Des années après la révolution russe, Lénine expliquait à Karl Radek que la stratégie bolchevique impliquait une tentative « de réconcilier Marx avec Narodnaïa Volia ».  Pendant son séjour à Kazan et à Samara, Lénine avait appris de ses contacts directs avec les ex-Narodvoltsi que la Volonté du Peuple « était structurée hiérarchiquement et fonctionnait de manière quasi militaire ». Contrairement à Terre et Liberté, son organisation mère, celle-ci rejetait le principe d’égalité entre les membres, le remplaçant par une structure de commandement ».  Pipes le précise :

Lénine reprit ces principes et ces pratiques organisationnelles dans leur intégralité. La discipline, le professionnalisme et l’organisation hiérarchique étaient tous un héritage de la Volonté du Peuple qu’il chercha à injecter dans le Parti social-démocrate et, lorsque son effort eut échoué, il l’imposa à sa propre faction bolchevique. En 1904, il affirmait  que « le principe organisationnel de la social-démocratie révolutionnaire s’efforce de procéder du haut vers le bas » et exige que les parties ou les branches se subordonnent au langage de l’organe central du parti, qui pouvait bien provenir des statuts de la Volonté du Peuple.

Lénine, cependant, s’écarta des pratiques de la Volonté du Peuple sur deux points importants. La Narodnaïa Volia, bien qu’organisée de façon hiérarchique, ne permettait pas une direction personnelle : son comité exécutif fonctionnait de façon collégiale. C’était également la base théorique du Comité central bolchevique (qui n’avait pas de président officiel), mais dans la pratique, Lénine dominait complètement les débats et le Comité central prenait rarement des décisions importantes sans son approbation. Deuxièmement, la Volonté du Peuple n’avait pas l’intention de devenir le gouvernement d’une Russie libérée du tsarisme : sa mission devait se terminer par la convocation d’une Assemblée constituante. Pour Lénine, en revanche, le renversement de l’autocratie n’était qu’un prélude à la « dictature du prolétariat », gérée par son parti.

Lénine popularisa ses vues dans son célèbre Que faire, publié en mars 1902, comme une tentative pour enrober les idées de la Volonté du Peuple dans le vocabulaire social-démocrate. Dans son manifeste, Lénine appelait à la création d’un parti centralisé et discipliné, composé de révolutionnaires professionnels à plein temps, voués au renversement du régime tsariste.  Le programme que Lénine formula en 1902 « fit une immense impression sur les intellectuels socialistes russes parmi lesquels les anciennes traditions de la Volonté du Peuple étaient restées vivantes et qui s’impatientaient face aux tactiques dilatoires préconisées par Plekhanov, Akselrod et Martov » car il « énonçait en langage clair et traduisait en programmes d’action les idées que ses rivaux socialistes, manquant du courage de leurs convictions, recouvraient d’un tapis de qualifications rhétoriques ».

V

L’application par Lénine des principes de Narodnaïa Volia laissait loin derrière les Hunchaks et les Dachnaks, qui avaient mis en pratique les principes de NV des années avant que Lénine n’écrive Que faire ? Deux ans après que les Turcs eurent réprimé la rébellion de Sassun, les terroristes arméniens organisèrent un autre soulèvement avorté à Van en juin 1896.  Selon Nalbandian, l’action des « membres des organisations Hunchak et Dachnak » a « contribué à détourner la force des forces d’invasion et à sauver les habitants de la ville d’un massacre à grande échelle ».  Les terroristes ont peut-être empêché un massacre, mais le fait qu’ils soient sortis de leur cachette et se soient rassemblés à Van a permis aux Turcs d’en tuer un certain nombre et de forcer leurs membres survivants à fuir en territoire persan, laissant « la région de Van, pour un temps, sans direction organisée ».  La victoire à la Pyrrhus à Van a également poussé Mekertitch Portugalian à rompre avec les révolutionnaires Hunchak, en raison de leur imprudence, divisant encore plus les forces nationalistes arméniennes.

Au cours des années 1890, les révolutionnaires arméniens initièrent une série de soulèvements armés qui se soldèrent par des échecs répétés et, pire encore, provoquèrent une profonde suspicion au sein de la majorité turque considérant que les Arméniens étaient une cinquième colonne traîtresse qui collaborait avec les ennemis de la Turquie pour provoquer l’effondrement de l’Empire ottoman, suspicion qui allait se concrétiser de façon terrible en 1915. Le 30 septembre 1895, les Hunchaks organisèrent une manifestation à Constantinople au cours de laquelle ils tentèrent de présenter au grand vizir une pétition en faveur des propositions de réforme. Lorsque les manifestants armés constatèrent que leur progression était bloquée à plusieurs centaines de mètres des bureaux du gouvernement, des coups de feu retentirent et dans la mêlée qui suivit, 60 Arméniens et 15 gendarmes turcs furent tués. A ce moment, la majorité des Turcs de la ville ripostèrent en s’engouffrant dans le quartier arménien et en massacrant tous ceux qu’ils pouvaient trouver. Les Turcs l’ont revendiqué par la suite : « les Arméniens s’étaient attiré une catastrophe, avec leur ambition d’autonomie », mais le mode de représailles « inexprimable de cruauté » des Turcs qui « punissaient les innocents comme les coupables » était sans commune mesure avec la manifestation qui les avait engendrées. Le massacre avait manifestement été planifié à l’avance, car, selon le consul Graves, « avant qu’il ne commence, des centaines de femmes turques avaient afflué en ville en portant des sacs dans lesquels elles pourraient emporter un butin du quartier arménien ».

Moins de deux semaines plus tard, les Hunchaks frappèrent à nouveau en fomentant un nouveau soulèvement à Zeïtoun le 12 octobre 1895. Ce soulèvement dura quatre mois, jusqu’au 1er février 1896, et ne prit fin que grâce à l’intervention des puissances européennes.

Le 26 août 1896, les Dachnaks tentent une insurrection armée, lorsqu’un groupe de révolutionnaires, armés d’armes à feu et de dynamite, s’empare de la Banque impériale ottomane à Constantinople et menace de faire sauter la banque si leurs demandes d’introduction de réformes en Arménie n’étaient pas satisfaites ».  À ce moment, les événements d’il y a un an se répètent et la foule turque pille de nouveau le quartier arménien, tuant entre cinq et dix mille personnes innocentes.  Une fois de plus, l’intervention des nations chrétiennes d’Europe n’a pas abouti :

Les révolutionnaires, menés par des hommes en sécurité dans les capitales européennes, ont proféré des menaces de violence irresponsables, écrit le fonctionnaire britannique Ardern Hulme-Beaman. Ils avaient poursuivi « leur programme infâme et futile pour forcer la main de l’Europe par des outrages sur des personnes innocentes, des chrétiens comme eux ». La responsabilité de ces massacres impitoyables « est donc partagée entre les lâches Comités à l’étranger et l’intervention vantarde et inefficace de l’Europe ». L’Angleterre, en particulier, a fait valoir que Hepworth avait promis de protéger les chrétiens persécutés, « mais sa protection est une imposture et une honte ». Elle peut parler avec éloquence de l’oppression, et elle peut jouer au jeu simple et facile du bluff ; mais lorsque des actes doivent être accomplis, elle se retire du terrain.

L’un des principaux objectifs du parti Hunchak était d’obtenir l’intervention des puissances européennes aux côtés des Arméniens. De ce point de vue, le soulèvement aurait pu être considéré comme un succès, mais il a également mis en évidence l’échec du programme révolutionnaire arménien, car il a montré qu’ils ne pouvaient pas provoquer une révolution par eux-mêmes. Démoralisé par leur succès, le Parti révolutionnaire hunchakien a mis fin à son activité politique, ouvrant la porte aux Dachnaks, plus déterminés que jamais à utiliser le terrorisme pour atteindre leurs objectifs politiques.

Fin juillet 1897, un an après le raid malheureux sur la banque ottomane de Constantinople, une force de 250 Dachnaks quitta sa base à la frontière perse et attaqua le campement de la tribu kurde Mazrik dans la plaine de Khanasor, près de la ville de Van, où ils « tuèrent ou mutilèrent de façon barbare des hommes, des femmes et des enfants ». La barbarie du raid sur Khanasor a eu « un effet majeur sur les Arméniens », qui « ressentent un sentiment d’encouragement et l’espoir de devenir capables d’atteindre leur liberté politique par eux-mêmes plutôt que de devoir compter sur les promesses européennes impuissantes ».  Malheureusement, cela avait également confirmé les Dachnaks dans leur engagement envers le terrorisme, ce qui contrariait leurs voisins turcs et kurdes et les encourageait à agir de la même manière barbare en guise de représailles. Chaque fois que les révolutionnaires arméniens ont commis une atrocité, ils ont ouvert la voie aux représailles qui ont eu lieu en 1915, lorsque les Kurdes et les Turcs ont pu régler des comptes créés 20 ans plus tôt.

VI

Les Arméniens n’avaient pas le monopole des comités à l’étranger. Les jeunes Turcs fréquentaient les mêmes universités européennes, où ils s’imprégnaient des mêmes idées révolutionnaires. En février 1902, le premier congrès de l’opposition ottomane se tient à Paris et réunit tous les groupes de mécontents qui ont absorbé le virus de la révolution en s’exposant à la pensée européenne du XIXe siècle. Parmi ces groupes figuraient « les libéraux ottomans, le Comité Union et Progrès (CUP) ou Ittihad ve Terraki, connu sous le nom de Jeunes Turcs, et une délégation arménienne dans laquelle les Dachnaks jouaient un rôle important ».

L’activité révolutionnaire des jeunes Turcs se concentrait sur Salonique, dans l’actuelle Grèce, mais qui faisait alors partie de l’Empire ottoman. Salonique était une ville qui comptait une importante populationde Donmeh, les juifs conversos qui étaient devenus musulmans en suivant l’exemple de Shabbetai Zevi, qui avait apostasié le 16 octobre 1666 lorsque le sultan ottoman avait offert à l’homme qui avait été reconnu comme le Messie juif par toutes les synagogues d’Europe le choix entre la conversion à l’Islam ou la mort aux mains des archers du sultan. Après sa conversion dans le nouveau pavillon du palais royal à Edirne, en Thrace orientale, Shabbetai Zevi avait informé ses disciples lors de réunions secrètes qu’il était toujours juif et qu’il travaillait désormais sous couverture pour la conversion des musulmans turcs. Le fait que ses disciples le croyaient a fait du Donmeh une cinquième colonne de la société turque, qui est restée en sommeil pendant des siècles, mais qui a pris vie lorsque le Donmeh est entré en contact avec l’esprit révolutionnaire juif à la fin du XIXe siècle, lorsque leurs enfants sont revenus des universités européennes avec l’esprit plein d’idées révolutionnaires.

Le Donmeh, selon Baer,

a joué un rôle important dans la politique ottomane du tournant du siècle et un rôle important de fondation et de soutien du mouvement révolutionnaire. En 1899, le Dönme Mazlum Hakkı et le juif Albert Fua, un des premiers idéologues importants du CUP, ont commencé à publier un journal politique à Paris. Selon Nahum Slousch, écrivant en 1908, la religion des Dönmeh et une position sociale exceptionnelle leur ont permis de devenir d’importants intermédiaires de la révolution. Peu après la révolution, le Journal de Salonique a publié les noms de personnes et d’entreprises renommées de Salonique qui avaient apporté une aide financière au CUP. De façon peut-être surprenante, le banquier, marchand de textile, directeur de l’une des plus grandes maisons bancaires et commerciales de la ville, et chef de la Chambre de commerce Mehmet Kapancı avait utilisé sa fortune pour financer l’organisation.

Comme les riches juifs d’Europe et d’Amérique comme James Rothschild et Jacob Schiff, les riches marchands Donmeh comme Mehmet Kapancı « soutenaient la révolution parce qu’ils étaient francs-maçons et croyaient que le sultan étouffait la société par son despotisme ».  L’école progressiste Terakki que Kapancı et que d’autres Donmeh avaient fondée était « l’un des centres de la révolution », où « des journaux et manifestes secrets étaient secrètement distribués » aux étudiants qui constituaient l’avant-garde du mouvement révolutionnaire turc :

Certains Dönme se sont tellement engagés dans des idées politiques discutées à huis clos dans les omniprésentes loges maçonniques françaises, italiennes et ottomanes de la ville lors de réunions clandestines du CUP qu’ils étaient considérés comme l’avant-garde révolutionnaire. Meşveret a noté à quel point le rôle des Dönme était crucial lorsqu’il a proclamé que les Dönme, qu’il qualifiait de groupe des plus « modernes » de l’empire, étaient « le seul groupe travaillant dans le mouvement » dans la ville. Slousch partage l’opinion selon laquelle les intellectuels et les fonctionnaires de la communauté Dönme jouent un rôle crucial. Il a noté que leur histoire et leur religion les faisaient évoluer de plus en plus vers une association de libres-penseurs, distincte des musulmans et des juifs, placée en position de facteur d’évolution et de progrès dans la ville.

La Salonique ottomane n’était « ni turque ni grecque, mais juive ».  En raison de l’influence des Donmeh à Salonique, les musulmans qui y vivaient étaient considérés comme des crypto-juifs. Comme Salonique était « la seule ville juive d’Europe (à part Varsovie) », il n’est pas surprenant qu’elle soit également devenue le principal lieu d’activité révolutionnaire de l’Empire ottoman. Salonique a été « le berceau du mouvement des jeunes Turcs » ainsi que « le centre du Comité d’Union et de Progrès (CUP) et des organisations socialistes ».  La population crypto-juive de Salonique, combinée à ses nombreux syndicats, loges maçonniques, universités et associations de fonctionnaires radicaux, en a fait « le cœur de la révolution de 1908 ».

Comme en Russie et en Arménie, les étudiants constituaient l’avant-garde du mouvement révolutionnaire islamo-turc dans l’Empire ottoman :

La révolution a été menée par le CUP, organisée pour la première fois en 1889 par les étudiants de l’Académie royale de médecine d’Istanbul, qui étaient fortement influencés par l’idéologie matérialiste biologique, et s’est ensuite étendue à Paris et au Caire, puis à des villes de tout l’Empire ottoman, dont Salonique. Jusqu’en 1902, le CUP était une organisation qui regroupait la plupart des groupes visant à assassiner le sultan Abdülhamid II ou à le détrôner lors d’un coup d’État. Le Dr Nâzim, directeur de l’hôpital municipal de Salonique (un bâtiment conçu par l’architecte municipal Poselli de Hamdi Bey) et descendant d’une importante famille de commerçants de tabac Kapanci Dönme, avait été l’un des premiers à y adhérer. Le Dr Nâzim a été l’un des rares à continuer à faire partie du CUP depuis sa fondation jusqu’à la révolution de 1908, époque à laquelle il était devenu l’un des deux principaux idéologues de l’organisation.

Si le Dr Nâzim était le Donmeh de Trotski, Baer affirme qu’il était aussi « à peu près aussi représentatif du Donmeh que Léon Trotski l’était pour les Juifs russes », ce qui était sa façon de distinguer le groupe ethnique de l’avant-garde révolutionnaire qui prétendait parler en son nom. Quoi qu’il en soit, le conflit dialectique entre l’ethnie et l’idéologie révolutionnaire qu’incarnait Trotski jouait un rôle important au sein des trois groupes, Juifs russes et Arméniens « chrétiens ».  À l’instar des cellules révolutionnaires qui avaient vu le jour dans les universités, les loges maçonniques de Salonique pouvaient offrir un espace secret où Turcs, Juifs et Arméniens pouvaient parler d’égal à égal tout en partageant l’illusion que l’idéologie révolutionnaire avait aboli l’ethnicité. Cette illusion se voyait favorisée par la montée du racisme scientifique, qui donnait un sens idéologique à l’identité ethnique. Baer affirme que dans la période précédant le coup d’État de 1908, les Jeunes Turcs

étaient marqués par une théorie politique matérialiste, positiviste (remplacement de la religion par la science), darwiniste sociale (survie du plus fort) et anti-religieuse, qui a ouvert aux jeunes Turcs la possibilité d’être accusés d’athéisme. Reflétant les tendances positivistes, la publication officielle du CUP basé à Paris, la Meşveret (Consultation), a été datée selon le calendrier révolutionnaire français positiviste qui débutait le 1er janvier 1789, et non selon le calendrier musulman. En même temps, le CUP utilisait la rhétorique et les références islamiques dans ses écrits, qualifiant Abdülhamid II d’athée. Bien que semblant promouvoir l’Islam en public, en privé, ils le dénigrent et espèrent qu’il ne jouera finalement aucun rôle public.

Vingt ans après les premiers combats sanglants dans la région de Sassun, une nouvelle bataille y éclate au printemps 1904. Les Dachnaks distribuaient des armes et organisaient des unités de combat depuis un certain temps ; selon un chroniqueur de la lutte, cela se faisait « en vue d’un soulèvement général dans le futur ». Durant l’été 1905, les Dachnaks poursuivent leur objectif de « libération nationale par la lutte armée » en lançant des opérations de guérilla à grande échelle dans le district de Mush, à l’ouest de Van, qui ont fait 5 000 victimes.  L’activité révolutionnaire des Dachnaks atteint son point culminant le vendredi 21 juillet 1905, lorsqu’une bombe explose près de la voiture du sultan, qui se trouvait à l’extérieur d’une mosquée de Constantinople, tuant 26 personnes et en blessant 58. Heureusement pour le sultan, il s’était attardé dans la mosquée pour prier et ne figurait pas parmi les victimes de cette journée.

Sept mois plus tôt, le 22 juillet 1905, Gregory Capon avait conduit un groupe de paysans russes au Palais d’hiver du tsar à Saint-Pétersbourg dans l’espoir de remettre au tsar Nicolas II une pétition réclamant une réforme agraire. Au lieu de recevoir la pétition, les troupes russes avaient ouvert le feu sur le rassemblement, déclenchant la révolution russe de 1905. En 1903, Vyacheslav von Plehve, le ministre russe de l’intérieur, avait reconnu que le problème agraire était l’un des plus graves problèmes auxquels était confrontée la Russie. Mais il avait également reconnu que les Russes avaient des problèmes avec les Juifs, les universités et les travailleurs. Ce que von Plehve n’a pas vu, c’est que l’esprit révolutionnaire juif unissait tous ces problèmes :

La tentative de « Révolution russe » de 1905 était largement connue pour avoir été l’œuvre des Juifs, et de nombreux Juifs en étaient très fiers. Le Maccabean de Londres a écrit dans un article de novembre 1905, « Une révolution juive », à la page 250, « La révolution en Russie est une révolution juive, une crise dans l’histoire juive. C’est une révolution juive parce que la Russie est la patrie d’environ la moitié des Juifs du monde, et un renversement de son gouvernement despotique doit avoir une influence très importante sur le destin des millions de personnes qui y vivent et sur les milliers qui ont récemment émigré vers d’autres pays. Mais la révolution en Russie est une révolution juive aussi parce que les Juifs sont les révolutionnaires les plus actifs dans l’empire du tsar ».

L’une des figures les plus significatives de cette révolution était un juif russe du nom d’Alexander Parvus, qui était né sous le nom d’Israel Lazarevich Gelfhand (ou Helphand) le 8 septembre 1867 dans le shtetl de Berzino, dans l’actuelle Biélorussie. Comme beaucoup de ses contemporains, Parvus avait attrapé le virus de la révolution à l’université – en l’occurrence l’université de Bâle – où il avaait été exposé pour la première fois aux écrits d’Alexander Herzen et d’autres penseurs révolutionnaires. Parvus avait obtenu un doctorat en économie politique à l’université en 1891. Tournant le dos à une carrière universitaire et à sa Russie natale, Parvus s’installe en Allemagne où il rencontre Rosa Luxembourg et, en 1900, Vladimir Lénine qui, contrairement à Trotski et Parvus, ne participe pas à la révolution russe de 1905, préférant regarder les événements se dérouler depuis la Suisse. En janvier 1905, Parvus est arrivé à Saint-Pétersbourg, où il a orchestré une course à la banque d’État comme contribution au renversement du gouvernement. Il a également écrit un article influent sur la situation financière en Russie, mais Lénine a été très impressionné par la théorie de Parvus sur la révolution « ininterrompue » (ou « permanente ») [qui] a fourni un compromis heureux entre la doctrine sociale-démocrate russe orthodoxe d’une révolution en deux phases dans laquelle une phase distincte de domination « bourgeoise » a précédé le socialisme, et la théorie anarchiste de « l’agression directe », que Lénine préférait, avec son tempérament, mais qu’il ne pouvait pas concilier avec le marxisme. Parvus envisageait une phase « bourgeoise », mais insistait pour qu’aucun intervalle ne la sépare de la phase socialiste, qui se déroulerait en même temps.

Le plan de Parvus fit une profonde impression sur Lénine car il coïncidait parfaitement avec ce que Lénine avait appris de son engagement avec Narodnaya Volya pendant ses années d’étudiant à Saint-Pétersbourg. Le plan de Parvus s’adressait à des gens qui pensaient qu’un petit groupe pouvait influencer le cours de l’histoire par une action concertée sans attendre des évolutions économiques qui pourraient prendre des décennies. Au lieu de cela, « la thèse est avancée » pour la première fois dans l’histoire du mouvement révolutionnaire russe « que le prolétariat devrait à la fois s’emparer du pouvoir politique et … former un gouvernement provisoire ».  Lénine a d’abord rejeté la théorie de Parvus, mais en septembre 1905, il plaidait pour une transition immédiate de la révolution démocratique vers la révolution socialiste par le biais de la terreur révolutionnaire. « Nous sommes en faveur d’une révolution [népréryvnaïenne] ininterrompue. Nous n’arrêterons pas le chaos ».  Selon Parvus, il ne pouvait y avoir d’alternative à l’insurrection armée, par laquelle il entendait la stratégie et la tactique de la guérilla urbaine. En octobre 1905, Lénine disait à ses disciples en Russie de former « des détachements de l’armée révolutionnaire »

« dont les membres doivent s’équiper d’un pistolet, d’un revolver, d’une bombe, d’un couteau, de poings américains, d’un bâton, d’un chiffon imbibé de kérosène pour allumer des feux, d’une corde ou d’une échelle de corde, d’une pelle pour construire des barricades, d’une plaque de coton, de barbelés, de clous. . . .”

Pendant ce temps, le même esprit révolutionnaire se répandait grâce aux étudiants universitaires et aux francs-maçons de Turquie, qui « laissèrent le CUP utiliser leurs loges après 1906 ».   En 1906, le nationalisme turc basé sur les théories pseudo-scientifiques de la race en Europe était devenu l’idéologie directrice du CUP. Ce seront les traits de l’idéologie officielle de la première République turque, et le fait de porter du « sang juif » plutôt que du « sang turc » sera finalement utilisé contre le Dönmeh ».

VII

En juin 1908, le roi Edouard VII d’Angleterre et le tsar Nicolas II de Russie se rencontrent dans la ville estonienne de Tallinn pour discuter de la convention anglo-russe de 1907 qui tentait de régulariser les frontières de la Perse et de l’Afghanistan afin de solidifier leur contrôle sur la frontière orientale de l’Empire ottoman. Craignant que cette réunion ne soit un prélude à la partition de la Macédoine, des unités de l’armée turque se mutinent contre le sultan Abdulhamid II et lui demandent de rétablir la constitution qu’il avait abrogée en 1876.  La révolte commence le 3 juillet, lorsque l’armée suit l’exemple du major Ahmed Niyazi et refuse de suivre les ordres du sultan, qui rétablit la constitution le 24 juillet. Les journalistes de Dönme ont joué un rôle important dans les événements de juillet 1908. Fazlı Necip, membre de la loge Véritas, est devenu un militant et un publiciste de premier plan du CUP et, pendant la révolution, a été chargé d’organiser et de coordonner toutes les activités de propagande du mouvement à Salonique. « Nous, les journalistes », écrivait-il,

avons décidé d’agir ouvertement… pour électriser le public. Nous avons organisé notre propre petite révolution à Istanbul. Des écrivains célèbres en désaccord avec le sultan ont tous été invités à écrire des poèmes patriotiques et des articles accueillant la nouvelle liberté. Nous avons organisé les premières manifestations de rue, convoqué une réunion de toutes sortes d’écrivains et mis sur pied une association de presse. Des décisions ont été prises immédiatement pour communiquer au public l’exaltation de l’ère nouvelle.

Parce que c’était une création des Oligarques Whig, qui avaient pris le contrôle de la Grande Loge de Londres en 1721 et l’avaient armée pour faire tomber la Maison de Bourbon, la franc-maçonnerie n’a jamais été, à quelques exceptions notables près comme le parti anti-maçonnique en Amérique dans les années 1830, considérée comme une menace pour l’État dans les pays anglophones. Cependant, en dehors de l’Anglosphère, elle a toujours été perçue comme une organisation révolutionnaire, ce qui est exactement ce qu’elle était pendant la première décennie du 20ème siècle dans l’Empire ottoman, où :

tous les membres fondateurs, sauf un, de la Société de la liberté ottomane à Salonique (qui est devenue le siège interne lorsqu’elle a fusionné avec le CUP basé à Paris, qui servait de siège externe) étaient des francs-maçons ou sont devenus des francs-maçons, et étaient membres soit de l’Obédience italienne de Macedonia Risorta, soit de l’Obédience française Veritas.

Avant la révolution de 1908, le CUP était « basé dans les loges maçonniques de Salonique », que les jeunes Turcs pouvaient utiliser comme « refuge » lorsqu’ils avaient besoin d’opérer sans être détectés par la police. Après la révolution de 1908, les francs-maçons, qui en avaient bénéficié en tant que « force principale » derrière la révolution de 1908, « ont soutenu le CUP au pouvoir, et ont prospéré après la déposition d’Abdülhamid II ».  Baer met en perspective les relations entre les différents groupes révolutionnaires lorsqu’il écrit que « tout comme les marxistes louaient le rôle des Juifs dans la promotion du progrès qui a culminé avec la révolution bolchevique, les membres du CUP ont loué le rôle de Dönme en 1908 ».

Parvus réunit tous ces groupes révolutionnaires avec le gouvernement allemand et organise le retour de Lénine en Russie :

Conscients du programme de guerre de Lénine, les Allemands étaient désireux de l’utiliser à leurs propres fins ; après tout, l’appel de Lénine à la défaite des armées tsaristes équivalait à l’approbation d’une victoire allemande. Leur principal intermédiaire était Parvus, l’un des dirigeants du Soviet de Saint-Pétersbourg en 1905, l’initiateur de la théorie de la « révolution ininterrompue », et plus récemment un collaborateur de l’Union pour la libération de l’Ukraine. Parvus était l’un des esprits les plus impressionnants du mouvement révolutionnaire russe ainsi que l’une des personnalités les plus corrompues. Après l’échec de la révolution de 1905, il avait conclu qu’une révolution réussie en Russie nécessitait l’aide des armées allemandes : elles seules étaient capables de détruire le tsarisme. Il se mit à la disposition du gouvernement allemand, utilisant ses relations politiques pour amasser une fortune considérable.

Baer affirme que tous les dirigeants bolcheviques les plus proches de Lénine étaient « d’origine juive », tout en affirmant simultanément qu' »aucun de ces communistes éminents ne voulait être juif ».  Une fois de plus, ce paradoxe peut être résolu par l’esprit révolutionnaire juif, qui est devenu le dénominateur commun de tous les groupes révolutionnaires en Turquie à cette époque, y compris les Jeunes Turcs nominalement musulmans et les Dachnaks et Hunchaks nominalement chrétiens. Parvus a pu unir et manipuler ces groupes parce qu’il avait une compréhension particulièrement aiguë de la façon dont ce Geist particulier faisait travailler les esprits de ces alliés politiques et comment il pouvait être mobilisé pour une action politique concrète. Trotski a peut-être déclaré sa nationalité en tant que « social-démocrate », et le Dr. Nâzım pourrait à certains égards être considéré comme le Trotski du CUP uniquement parce qu’ils partageaient tous deux le même Geist révolutionnaire juif que Parvus partageait et savait manipuler. On peut dire la même chose de Dönme, qui avait également converti en réseaux révolutionnaires les réseaux commerciaux et éducatifs « de personnes, de livres, d’argent et d’informations », ainsi que les pratiques de « mobilité et de secret ».  « Les Dönme », selon Baer, « sont entrés dans une nouvelle phase de leur histoire lorsque Salonique est tombée aux mains de la Grèce, mettant ainsi fin à près de cinq siècles de domination ottomane ».  La chute de Salonique aux mains des troupes grecques en 1912 a précipité une migration massive vers Constantinople qui a transmis une nouvelle infusion de l’esprit révolutionnaire juif à l’Empire ottoman.

VIII

En mai 1901, Theodor Herzl, le père du sionisme, demanda à son ami polonais proche Phillip Newlinsky de remettre une lettre au sultan Abdülhamid II. Dans cette lettre, Herzl se portait volontaire pour payer les dettes extérieures de l’Empire ottoman et fournir une presse favorable, capable de réhabiliter la réputation ternie des Ottomans aux yeux des Européens si le sultan autorisait l’installation des Juifs en Palestine et un éventuel transfert de gouvernance aux Juifs qui y vivaient. Le sultan déclina cette offre par le célèbre dicton : « Je ne vendrai rien, pas même un pouce de ce territoire parce que ce pays ne m’appartient pas, mais appartient à tous les Ottomans. Mon peuple a gagné ces terres avec son sang. Nous donnons ce que nous avons tel que nous l’avons obtenu au départ ». Herzl avait répété son offre une nouvelle fois l’année suivante, mais la réponse avait été la même.

Au cours de ses négociations avec le sultan, Herzl promit de « lui apporter un soutien politique sur la question arménienne », tout en essayant de convaincre les chefs de la révolte arménienne que s’ils se rendaient au sultan, il se conformerait à certaines de leurs exigences ».  La connivence de Herzl a indigné Bernard Lazare, un intellectuel juif français, gauchiste, journaliste et critique littéraire renommé, qui avait lutté de manière importante contre le procès de Dreyfus, et qui était un partisan de la cause arménienne. Lazare, qui était « si révolté par l’activité de Herzl qu’il a démissionné du Comité sioniste et a complètement abandonné le mouvement en 1899 », publia une lettre ouverte à Herzl dans laquelle il demandait : « Comment ceux qui prétendent représenter le peuple ancien dont l’histoire est écrite dans le sang peuvent-ils tendre une main accueillante aux meurtriers, sans qu’aucun délégué au Congrès sioniste ne se lève en signe de protestation ?

Rebuté par le sultan, Herzl se tourne vers les jeunes Turcs, qui finissent par chasser le sultan de son trône en 1908. Après avoir pris le pouvoir, les Jeunes Turcs ont emprisonné le sultan, aujourd’hui détrôné, dans la maison d’un banquier juif vivant à Salonique, la ville aujourd’hui grecque où le mouvement des Jeunes Turcs est apparu pour la première fois au sein du Donmeh de cette ville. Afin de rembourser les Juifs pour leur soutien, les Jeunes Turcs nationalisent tout le territoire qui appartenait auparavant au sultan et ouvrent la Palestine aux colonies juives. Les Jeunes Turcs outrageaient les Ottomans islamiques par cette démarche, qui a également révélé les coulisses de la connivence avec les Juifs qui avait aidé les Jeunes Turcs à prendre le pouvoir.

Dans une lettre du sultan Abdülhamid II au cheikh Shadhili Abu’Shamat Mahmud, datée du 22 septembre 1913, le sultan Abdülhamid déclare : « J’ai cessé d’être calife à cause de l’oppression et des menaces des Jeunes Turcs. Ce groupe a insisté pour que j’approuve la création d’un État juif en Palestine. J’ai rejeté cette proposition. Ils ont finalement offert 150 millions de pièces d’or britanniques. Je les ai rejeté également et je leur ai dit : Je ne serai jamais d’accord avec vous, même si vous proposez non pas 150 millions d’or britannique, mais tout l’or du monde entier. J’ai servi la communauté musulmane pendant plus de 30 ans. Je n’ai pas laissé tomber mes ancêtres. Après ma réponse finale, ils ont accepté mon détrônement et m’ont envoyé en Thessalonique. Je prie Allah, je n’ai pas accepté d’établir un nouvel État sur les terres palestiniennes de l’État ottoman et la communauté islamique ».

L’un des plus fervents partisans des jeunes Turcs était le banquier et franc-maçon juif Emmanuel Carasso, « un ami du grand vizir Talat Pacha et un membre de la délégation qui avait annoncé au sultan Abdülhamid II son détrônement. Le député de Thessalonique Carasso était la personne la plus puissante de son temps et aussi l’organisateur de la migration juive en Palestine. Les Jeunes Turcs ont payé leur dette en aidant Carasso à multiplier sa fortune et en lui permettant de mettre en place un marché noir de la nourriture pendant la Grande Guerre ».

Carasso était également le lien entre les organisations terroristes bolcheviques et sionistes de l’époque par le biais de son journal Young Turk, qui employait le bolchevik Parvus comme rédacteur en chef de la section économie et le terroriste sioniste Vladimir Jabotinsky comme rédacteur en chef.  Carasso avait sous-traité son implication dans l’opération de marché noir des denrées alimentaires à Parvus, qui est devenu par la suite le révolutionnaire communiste le plus riche du monde.

En 1917, l’Empire britannique s’est rallié au plan de Herzl, déjà mort, lorsque le ministre britannique des affaires étrangères Arthur Balfour déclare que sa majesté voyait d’un bon œil les colonies juives dans les terres que le général Allenby a fini par occuper en 1918. Comme les forces d’occupation ne sont pas autorisées à prendre des mesures contre les propriétés privées, seules les terres appartenant au sultan Abdülhamid et saisies par les Jeunes Turcs ont été reprises par les Britanniques, qui ont à leur tour permis qu’elles soient achetées par des Juifs, au détriment de la population arabe indigène.

Lorsque le sultan refusa de renoncer volontairement à la Palestine en échange d’une presse favorable (dans les journaux contrôlés par les Juifs), Theodor Herzl, le père du sionisme, apporta son soutien aux Jeunes Turcs, ouvrant ainsi la voie à la révolution qui conduisit à l’épuration ethnique des Arméniens.

Déçu par l’échec de la révolution russe en 1905 et la montée des sociaux-démocrates en Allemagne, Parvus vait tourné son regard vers le sud et avait discerné quelque chose de beaucoup plus proche d’une situation révolutionnaire dans l’Empire ottoman. Déterminé à exploiter cette situation et à gagner un peu d’argent par la même occasion, Parvus arrive à Constantinople sous le faux nom d’Albrecht Dvorak et une identité tout aussi fausse en tant que correspondant du populaire journal de Kiev, Kiewskaya Mysl, en novembre 1910.  Parvus était loin d’être inconnu dans les cercles révolutionnaires de Constantinople. Sa popularité à l’époque dépassait de loin celle de Marx, Engels et Babel.  En mai 1911, Parvus fit sa première incursion, largement infructueuse, dans la politique locale en organisant une grève parmi les débardeurs de la ville.  Ses efforts, cependant, ne sont pas passés inaperçus et un an plus tard, les Jeunes Turcs, prenant note de ses références, l’engagent comme rédacteur économique du quotidien Turku Yurdu, où il evient l’un des conseillers financiers les plus recherchés pour la Sublime Porte. C’est en négociant des accords à partir de cette position que Parvus est devenu sans doute le révolutionnaire communiste le plus riche du monde. Sa participation a tellement bien payé qu’après avoir provoqué la révolution russe de 1917, Parvus a pu se retirer à Berlin, où il a acheté l’île du Paon avec son château au milieu de la rivière Hawel, non loin du Wannsee.

Après son arrivée à Constantinople en 1910, Parvus joue un rôle crucial en rassemblant les révolutionnaires turcs, russes et arméniens dans une alliance visant à détruire la Russie en collaborant avec le sioniste juif Emmanuel Carasso, qui était à la fois Grand Maître de la Loge maçonnique Macédoine Risorta et membre du Comité des Jeunes Turcs pour l’Union et le Progrès.  Carasso était une figure cruciale à Salonique, dont les liens avec les francs-maçons et les Jeunes Turcs ont aidé Parvus à profiter de la « révolution des Jeunes Turcs » dans le commerce des céréales et des armes.

Deux ans avant l’arrivée de Parvus à Constantinople, le bureau exécutif de Berlin de l’Organisation sioniste mondiale envoie un autre révolutionnaire russe du nom de Vladimir Jabotinsky à Constantinople, où il devient rédacteur en chef de Jeune Turc, un nouveau journal pro-jeunes turcs qui avait été fondé avec l’argent sioniste fourni par le président de l’Organisation sioniste mondiale David Wolffsohn, et son représentant à Constantinople, Victor Jacobson. Pour illustrer le lien étroit entre le sionisme et le communisme à l’époque, Parvus avait été engagé comme correspondant économique de Jeune Turc, peu de temps après son arrivée à Constantinople. Parvus et Jabotinsky ont tous deux travaillé comme propagandistes pour le judaïsme mondial dans l’Empire ottoman, après la prise de pouvoir par les Juifs.

Après sa libération de l’armée britannique en septembre 1919, Jabotinsky s’installe en Palestine, où il mettra en œuvre les mêmes tactiques terroristes que Narodnaïa Volia avait mises en œuvre en Russie en formant les Juifs à la guerre et à l’utilisation d’armes légères.  Le 6 avril 1920, Jabotinsky est arrêté pour son rôle dans l’émeute de 1920 en Palestine et condamné à une peine de 15 ans de prison, mais il est libéré en juillet de la même année dans le cadre d’une grâce générale accordée aux Juifs et aux Arabes condamnés lors de l’émeute. Une commission d’enquête ultérieure a attribué la responsabilité des émeutes aux sionistes, alléguant qu’ils avaient provoqué les Arabes, et au « bolchevisme », affirmant, contrairement à ce que la plupart des observateurs croyaient, qu’il « coulait dans le cœur du sionisme ».  Le fait que Jabotinsky était « farouchement anti-socialiste » indique que le terrorisme juif du type de celui pratiqué par Narodnaïa Volia, plutôt que le socialisme, était le point commun que Parvus et Jabotinsky partageaient. Cela indique également que le génocide arménien faisait partie d’un plan plus large dont le but ultime était la création d’une patrie pour le peuple juif. Pour atteindre ce but, les sionistes devaient provoquer la dissolution de l’Empire ottoman en créant un conflit entre les musulmans et les chrétiens. Parvus a joué un rôle crucial dans la promotion de ce conflit car, en plus d’aider Trotski, Lénine et les bolcheviks dans leur tentative de détruire la Russie, il a travaillé avec le sioniste Jabotinsky dans un journal financé par le juif de Salonique Emmanuel Carasso, qui a rendu « Parvus immensément riche grâce à la corruption du commerce des céréales et des armes tout en faisant du peuple turc le bouc émissaire du génocide des Arméniens, que les Juifs ont conçu, financé et perpétré » par le biais de leurs protégés Donmeh au sein du Comité pour l’unité et le progrès.

IX

En 1914, Parvus tient la plus grande chance de sa vie déjà enchantée lorsque Gavrilo Princeps assassine l’archiduc Ferdinand, qui était en visite d’État à Sarajevo, plongeant l’Europe dans une guerre que Parvus a considérée comme la principale opportunité pour l’activité révolutionnaire. L’approche du SPD à l’égard de la Arbeiterfrage a pris un coup après que les prolétaires de toute l’Europe ont abandonné la conscience de classe et se sont engagés dans les armées nationales. Leur volonté de tirer sur leurs collègues des pays voisins montrait que leur allégeance ultime allait à la nation et non à la classe ouvrière internationale. Mais quel que soit le prestige que les sociaux-démocrates ont perdu, ils ont vite trouvé un foyer dans le terrorisme. Comme Karl Marx, Parvus était convaincu que la guerre était la locomotive qui tirait l’histoire mondiale dans son train.

Loin de Constantinople, Parvus comprit en un éclair que la meilleure façon de provoquer la chute de l’empire russe était de faire entrer la Turquie dans la guerre aux côtés de l’Allemagne, qu’il considérait comme l’incarnation du progrès en raison du stade de développement avancé que le mouvement ouvrier y avait atteint.  Si les puissances de l’Entente – l’Angleterre, la France et surtout la Russie – devaient gagner la guerre, leur victoire ouvrirait une « nouvelle ère d’exploitation capitaliste illimitée ».  Afin d’empêcher cela, les travailleurs du monde entier devaient s’unir dans leur lutte contre la Russie, et cela signifiait soutenir l’effort de guerre allemand pour empêcher les réactionnaires russes de prendre une position de leader dans l’économie mondiale. « La démocratie est menacée par le tsarisme », a déclaré Parvus au haut commandement allemand, « c’est pourquoi nous devons combattre le tsarisme. »  La russophobie de Parvus l’a poussé dans les bras du haut commandement allemand parce qu’il comprenait que le but immédiat de la guerre devait être, non pas la révolution socialiste, mais la chute de la Russie, qui entraînerait alors cette révolution comme conséquence inévitable. La défaite conduirait à la révolution, comme cela avait failli être le cas en 1905, après la défaite de la Russie face au Japon. La révolution en Allemagne avait dû passer au second plan après la défaite de la Russie et la révolution à Saint-Pétersbourg. Pour ce faire, la Turquie devait s’allier à l’Allemagne, mais avant cela, Parvus devait s’occuper de certains évènements dans le domaine des infrastructures, ce qu’il proposa de faire immédiatement, tout en renforçant l’économie grâce à ses liens avec l’Allemagne.  Concrètement, il s’agissait de s’assurer que Constantinople dispose de réserves de céréales suffisantes et de moderniser les chemins de fer turcs.

Une partie de cette même stratégie consistait à soutenir les mouvements de libération nationale entre les différents groupes ethniques de l’Empire russe. Le gouvernement centralisé de la Russie devait être remplacé par « une union indépendante de toutes les nations composant l’empire russe ».  Ces mouvements d’indépendance nationale en Russie étaient les alliés naturels des partis socialistes. Les révolutionnaires nationalistes et socialistes devraient travailler côte à côte afin de mettre un terme définitif au despotisme capitaliste réactionnaire de la Russie. Suivant son propre plan avec constance, Parvus a promis un soutien total aux mouvements de libération nationale ukrainien, géorgien et arménien. Leurs dirigeants ont été informés en termes très clairs que leur lutte allait maintenant se dérouler à l’intérieur de la Russie, sous la direction de bandes de révolutionnaires locaux. Constantinople devait servir de base d’opérations pour une expédition d’Ukrainiens irréguliers qui devaient propager la révolution au cœur de la Russie.

Le complot visant à envoyer des Ukrainiens et des Circassiens dans le centre de la Russie pour faire le lien avec les Tchétchènes et les Cosaques du Don révolutionnaires échoue lamentablement lorsque la presse russe des émigrés publie un article exposant le complot ukrainien. L’expédition ukrainienne a également échoué parce que les seules personnes que Parvus pouvait intéresser au projet étaient une équipe hétéroclite d’aventuriers, de spéculateurs et d’escrocs politiques, dont la vantardise et le désir de vengeance avaient trahi toute l’opération.

Mais la cause de l’échec était plus qu’accidentelle. En incluant les Arméniens dans ce complot, Parvus s’est montré complètement ignorant des réalités ethniques derrière la question de la nationalité arménienne en Turquie, où des groupes comme les Dachnaks utilisaient les Arméniens russes pour répandre la révolution dans la Turquie ottomane et non l’inverse. En outre, Parvus a proposé son complot précisément au moment où la collaboration entre les révolutionnaires des différentes nationalités a permis de constater que leur alliance ne pouvait pas dissimuler des différences ethniques profondes. Le contre coup d’État islamique fondamentaliste de 1909 n’est qu’un exemple de ce phénomène.

Lors de leur cinquième congrès (tenu à l’automne 1909), les Dachnaks ont affirmé leur politique de coopération avec les Jeunes Turcs et leur décision de mettre fin à leurs activités clandestines.  Lors des élections parlementaires de 1912, les Dachnaks et le CUP se sont encore mis d’accord sur une plate-forme commune, mais au début de 1913, les relations étaient devenues tendues. Deux ans plus tard, la situation avait complètement changé. Le flot de solidarité révolutionnaire qui avait fait naître l’espoir d’une collaboration fructueuse avait reculé, révélant dans son sillage la rive rocheuse de la réalité ethnique.  Face à la montée d’un chauvinisme croissant chez les Jeunes Turcs du CUP, les Hunchak reviennent au terrorisme :

Un congrès des Hunchaks tenu à Constanza (Roumanie) en septembre 1913 décide de passer de la légalité à l’illégalité, avec notamment un complot pour assassiner Talaat, le ministre de l’intérieur. En janvier 1913, il avait fait partie d’un groupe de dirigeants nationalistes du CUP qui avaient renversé le gouvernement et s’étaient effectivement fait introniser comme dictateurs. La tentative d’assassinat de Talaat n’a pas eu lieu, mais elle reflétait le nouvel état d’esprit plus radical de nombreux révolutionnaires arméniens.

Lorsque la Russie envahit la Turquie en 1915, la solidarité révolutionnaire prend fin brutalement. Le nationalisme est revenu en force des deux côtés :

Ainsi, lorsque de nombreux Arméniens manifestèrent une sympathie ouverte en 1915 pour les envahisseurs russes des provinces orientales, les jeunes Turcs devinrent convaincus que seule une mesure radicale telle que le déplacement massif de la population arménienne apporterait une solution permanente à la conduite traître récurrente de la minorité arménienne. Les Arméniens avaient considéré l’accord de réforme comme une sorte d’acompte sur l’éventuelle libération complète de la domination turque. Ils n’avaient pas réalisé que les Turcs feraient tout ce qui était en leur pouvoir, aussi impitoyable ce fût-il, pour empêcher la perte de ce qu’ils considéraient comme le cœur de l’Anatolie turque. Le fort désir de se libérer des chaînes imposées par l’accord de réforme arménien a peut-être été l’une des raisons qui ont conduit les Jeunes Turcs à signer une alliance militaire secrète avec l’Allemagne le 2 août 1914, et à entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne quelques mois plus tard.

Parvus était le principal intermédiaire entre le mouvement révolutionnaire et le gouvernement allemand. En amenant la Turquie à entrer en guerre aux côtés de la Turquie, Parvus scellait le sort de centaines de milliers d’Arméniens, que les actions du CUP aient été préméditées ou non. Les révolutionnaires arméniens ont contribué au sort de leurs compatriotes dans les provinces de l’Est en se soulevant dans l’insurrection et en se liant à l’armée russe envahissante.

Le 18 mars 1915, une flotte alliée de 18 cuirassés, soutenue par de nombreux croiseurs, destroyers et sous-marins, avait tenté de se frayer un chemin à travers les Dardanelles pour s’emparer d’Istanbul et mettre ainsi fin à la guerre sur le front oriental. Lorsque l’assaut naval échoua, les alliés se regroupèrent et décidèrent d’une invasion terrestre pour mettre hors d’état de nuire l’artillerie turque qui avait empêché le passage de la flotte. En raison d’une combinaison de logistique bâclée et de mauvais temps, l’attaque terrestre de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande dut être reportée au mois d’avril, ce qui donnait aux défenseurs turcs et à leurs conseillers allemands quatre semaines pour renforcer leurs défenses. Cette action exigeait la mobilisation de toutes les ressources militaires de la Turquie, et c’est à ce moment que la Russie attaqua depuis l’est, et que les révolutionnaires arméniens organisèrent un soulèvement à Van, à la frontière orientale avec la Russie.

X

En mars 1915, alors que la Turquie était engagée dans une lutte à mort avec les marines les plus puissantes de la planète, les révolutionnaires arméniens, « utilisant les armes russes », coupèrent les lignes télégraphiques, attaquèrent la police locale et se livrèrent à un massacre massif des musulmans locaux dans le bastion arménien historique de Van, au moment même où les troupes russes avançaient vers l’Anatolie orientale. Le soulèvement de Van était clairement calculé pour profiter du moment le plus vulnérable de la Turquie. Comme c’était si souvent le cas, le succès du soulèvement était basé sur une intervention étrangère. Après avoir provoqué des représailles de la part d’une force turque supérieure, qui a épuisé les ressources du front occidental, les révolutionnaires arméniens sont sauvés par l’armée russe en marche, avec le soutien d’unités russo-arméniennes, qui sont entrées dans Van le 20 mai. La collaboration des forces arméniennes et russes dans la prise de Van s’avérera être l’une des victoires les plus pyrrhéiques de l’histoire de l’humanité, car elle a servi à justifier le nettoyage ethnique de tous les Arméniens de la région frontalière proche de la Russie. La Sublime Porte a pris cette collaboration Arméniens-Russes comme « la preuve finale que les Arméniens étaient de mèche avec les ennemis de la Turquie ; c’étaient des traîtres contre lesquels toute rétribution serait pleinement justifiée ».  Les révolutionnaires Arméniens de Van ont ensuite aggravé la situation en se livrant à un massacre massif des Turcs qui n’avaient pas fui lorsque la garnison turque s’était retirée :

Après le départ des Turcs, écrit le missionnaire américain Clarence Ussher, les Arméniens fouillent la ville. « Les hommes, ils les ont mis à mort ; les femmes et les enfants, ils les ont épargnés. » Malgré leurs protestations, écrit le Dr Ussher, cela  dure deux à trois jours. « Ils ont brûlé et assassiné ; l’esprit de pillage s’est emparé d’eux, chassant toute autre pensée. » Le complexe de la mission américaine, qui avait auparavant abrité cinq mille réfugiés arméniens, accueille maintenant un millier de femmes et d’enfants turcs. « Ces mille fugitifs, » écrit Mme Ussher dans une lettre, « auraient tous été tués si nous ne leur avions pas ouvert nos portes. » Une autre missionnaire allemande a noté des années plus tard que les trois jours de vengeance arménienne dont elle avait été témoin à Van étaient difficiles à oublier. « Le souvenir de ces femmes turques entièrement impuissantes, vaincues et à la merci du vainqueur, appartient aux souvenirs les plus tristes de cette époque. »

L’hégémonie arménienne sur Van a duré aussi longtemps que les révolutionnaires arméniens ont pu compter sur le soutien de la Russie. Une fois qu’il est apparu clairement que l’assaut allié sur les Dardenelles avait échoué, la Porte a pu redéployer des troupes à l’Est. Après le retrait des forces russes de Van sous les coups de la contre-attaque turque en août 1915, « quelque 55 000 Arméniens dans les villages périphériques de Van ont été impitoyablement traqués et tués », et le terrain était préparé pour la déportation de toute la population arménienne, qui allait causer la mort de centaines de milliers d’Arméniens supplémentaires.

Après avoir perdu la guerre, le CUP a été tenu responsable de ces morts par la presse turque, qui espérait détourner la sanction du peuple turc et le mettre aux pieds du régime. Jusqu’à ce jour :

Le gouvernement turc nie que le régime de la Jeune Turquie pendant la Première Guerre mondiale ait ordonné l’anéantissement de la communauté arménienne et se soit donc rendu coupable de génocide. Jusqu’à très récemment, tous les historiens turcs ont adopté la même position. Leurs écrits étaient fortement influencés par le nationalisme et, à quelques exceptions près, se caractérisaient par une partisanerie extrême et un manque d’autoréflexion critique. La réinstallation des Arméniens, affirme-t-on dans cette littérature, était une mesure d’urgence rendue nécessaire par les activités traîtresses des révolutionnaires arméniens qui ont organisé une rébellion de grande envergure derrière les lignes turques. Incapable de dire qui était et qui n’était pas de mèche avec l’ennemi, le gouvernement ottoman n’avait d’autre choix que de déplacer toute la communauté arménienne vers un nouvel emplacement à l’intérieur du pays.

Les auteurs turcs ont vigoureusement nié l’accusation de génocide, si l’on entend par là l’extermination planifiée d’un groupe de personnes, et ont cherché à justifier les mesures prises par le gouvernement comme étant nécessaires en temps de guerre. En avril 1915, au plus fort de la campagne des Dardanelles, les généraux ottomans « avaient été contraints de retirer des divisions entières du front pour combattre les rebelles ».  La collaboration entre les révolutionnaires arméniens se soulevant à Van et les troupes russes avançant à travers l’Anatolie orientale avait convaincu le CUP « qu’un soulèvement arménien général était en cours », que cette rébellion « mettait en danger l’existence même de l’Etat ottoman » et que rien à part le retrait de toute la population arménienne ne résoudrait le problème.  Comme preuve des intentions arméniennes dans cette affaire, les Turcs n’avaient qu’à citer les écrits des révolutionnaires arméniens eux-mêmes. Dans l’article 6 de leur programme révolutionnaire, les Hunchaks affirment que « le moment le plus opportun pour déclencher la rébellion générale afin de réaliser l’objectif immédiat est celui où la Turquie est engagée dans la guerre ».

Même s’ils n’avaient pas l’intention de s’engager dans l’extermination systématique du peuple arménien, les Turcs n’étaient pas en mesure de procéder à l’évacuation de toute la nation dans des conditions de guerre à travers une région dépourvue de nourriture et d’eau et qui était connue pour les brigands qui pillaient les voyageurs à volonté. Enver Pacha, qui a été accusé d’être le cerveau du génocide arménien, était tellement incompétent en matière de logistique que 78 000 hommes des troupes de sa troisième armée « ont été tués, capturés, sont morts de faim et de maladie, ou sont morts de froid » à la fin de sa désastreuse campagne russe en janvier 1915.  Le fait qu’Enver ait utilisé les activités traîtresses des Arméniens comme excuse de sa propre incompétence en tant que général ne signifie pas que les activités des révolutionnaires arméniens ne constituaient pas objectivement des trahisons.

Les passions de ces voyous musulmans kurdes et circassiens, dont la haine des Arméniens s’est transmise de génération en génération, ont été enflammées par le comportement récent d’un groupe de révolutionnaires « chrétiens » qui avaient jeté toute retenue morale aux orties lorsqu’ils avaient le dessus. La responsabilité de ce comportement doit être imputée aux responsables, et non au peuple arménien qui en a été victime. La responsabilité du génocide incombe aux révolutionnaires qui corrompaient la morale de leurs groupes ethniques respectifs et les ont amenés à commettre des atrocités moralement indéfendables.  Lewy cite l’affirmation de Dyer selon laquelle « les allégations turques de déloyauté, de trahison et de révolte généralisées des Arméniens ottomans » sont « entièrement vraies en ce qui concerne le sentiment arménien, partiellement vraies seulement en termes d’actes manifestes et totalement insuffisantes pour justifier ce qui a été fait [aux Arméniens] ».  Mais ce jugement, aussi juste soit-il pour les deux parties, passe à côté de l’essentiel. Tant les Arméniens que les Turcs ont commis des atrocités parce que les deux groupes avaient été encouragés à le faire par les révolutionnaires qui avaient organisé le soulèvement et les autorités qui étaient déterminées à le réprimer. En se considérant comme des révolutionnaires, les Dachnaks et les Hunchaks avaient abandonné l’engagement millénaire de leur nation envers le christianisme et le comportement moral que la religion exigeait et ils étaient devenus prisonniers de l’esprit révolutionnaire juif de Narodnaya Volya pendant leurs études à l’université. Les Jeunes Turcs, qui avaient une affinité naturelle avec l’esprit révolutionnaire juif dans la mesure où ils étaient issus de familles Donmeh, avaient subi une transformation similaire, car leur morale avait été érodée par la même idéologie révolutionnaire, aggravée par le matérialisme occidental.

Plus d’un observateur non turc, ignorant l’effet corrosif de l’idéologie révolutionnaire, affirme que les Arméniens ont fait retomber leurs problèmes sur leurs propres têtes. Lewy cite l’Anglais C. F. Dixon-Johnson, qui a écrit au lendemain du génocide qu’il y avait « de bonnes et suffisantes raisons de croire que les Arméniens eux-mêmes ont déclenché les troubles en se rebellant ».  Des observateurs plus perspicaces, cependant, ont vu que les révolutionnaires étaient la source du problème :

Un critique des Dachnaks affirme que les Dachnaks turcs n’ont pas tenu leurs promesses de fidélité à la cause turque et ont ainsi créé une situation très dangereuse pour les Arméniens turcs. Le « sort de deux millions de leurs co-nationaux en Turquie n’aurait peut-être pas été aussi désastreux, si les dirigeants Dachnaks avaient fait preuve de plus de prudence pendant la guerre ». Selon Yalman, le gouvernement turc « avait averti les dirigeants arméniens de Constantinople que toute la communauté arménienne serait tenue responsable, au cas où les organisations révolutionnaires arméniennes prendraient des mesures hostiles.

Les révolutionnaires arméniens ont ignoré ces avertissements, et leur peuple a payé un prix élevé pour leur intransigeance. Garegin Pasdermadjian, un révolutionnaire Dachnak qui avait participé à la saisie désastreuse de la Banque Ottomane en 1896, offrit ses services aux Russes, qui lui rendirent la pareille en fournissant « une importante somme d’argent pour la fourniture d’armes et l’entraînement des Arméniens turcs ».  Pasdermadjian avait organisé le soulèvement arménien à Erzurum en dépit du fait qu’il avait été averti que son service auprès des Russes « pourrait avoir des effets négatifs pour les Arméniens de Turquie ». Selon Lewy, « de nombreux Dachnaks turcs auraient exprimé de sérieuses craintes d’un massacre à grande échelle », mais cela ne les avait pas dissuadés de leur activité révolutionnaire.  Le résultat a été un massacre à grande échelle des deux côtés. Un musulman du village de Göllü a donné ce témoignage à la première personne :

Les Arméniens se sont révoltés lorsque l’armée de Van a battu en retraite vers Erzurum. Nos mères et nos pères ont tous été tués par des Arméniens. Mon père, un gendarme, était parmi ceux qui ont été tués. Les villageois de Mollkasim, Amik, Sihayne, Göllü, Hidir, Kurtsatan et Köprüköy ont également été assassinés. Une partie de notre village s’est cachée à Zeve et a été tuée plus tard, mais nous avons pu nous échapper. Les Arméniens ont torturé et infligé toutes sortes de cruautés aux personnes qu’ils ont kidnappées. Ils découpaient les femmes enceintes et enlevaient les enfants à naître à la baïonnette. Ils ont pillé et brûlé tous les villages musulmans, tuant hommes, femmes, jeunes et vieux.

Après avoir examiné les preuves, l’historien turc Salahi Sonyel a conclu que « le Dashnaktsutiun, en tant que parti, porte une grande part de responsabilité, car il a souvent été la force principale dans la perpétration de ces massacres ».  Un officier sud-américain de haut rang de l’armée turque a rapporté que lorsque le leader du Dachnak Pasdermadjian était allé voir les Russes, il avait emmené avec lui « presque toutes les troupes arméniennes de la troisième armée », pour revenir avec eux peu après, « brûlant les hameaux et mettant à mort impitoyablement, au couteau, tous les paisibles villageois de Musulman qui sont tombés entre leurs mains ».

Les Turcs avaient le même genre de doutes sur leurs propres leaders révolutionnaires au sein du CUP. Le dégoût de la dégradation occidentale de la morale islamique était l’un des principaux sujets abordés dans les pages de Volkan, le journal islamique dont les articles avaient provoqué le contre coup d’État de 1909, qui avait vu le jour dans le cadre d’une réaction nationaliste des Turcs qui affirmaient que l’islam était une partie inaliénable de l’identité turque et que la culture universitaire occidentale érodait la fibre morale de la nation. Le Donmeh, selon Baer,

était en tête de liste des hommes aux mœurs répugnantes. Lorsqu’il devint le chef du Comité de l’unité des musulmans au début de 1909, Vahdetî commença à affirmer que les Salésiens étaient à l’origine de la propagation de la franc-maçonnerie et donc de l’athéisme dans l’empire et qu’il s’agissait d’un complot juif. Afin de relier les points de cette argumentation, Vahdetî devait prouver que les Dönme étaient des Juifs cachés.

Selon Vahdetî, l’armée turque était sous le contrôle de « quatre ivrognes qui avaient été occidentalisés en Europe et sont ensuite revenus, faisant croire à leurs prétentions patriotiques ».  Lorsque Vahdeti avait été désigné comme le principal instigateur du contrecoup du 31 mars 1909, il avait fui Istanbul poursuivi par des unités de l’armée organisées par la loge maçonnique du CUP et par « une unité de volontaires juifs », qui avaient fini par le capturer à Izmir, où il fut pendu pour trahison le 19 juillet 1909. Selon Baer, « En 1913, Hakkı Efendi, fils de Hasan, l’un des participants à une tentative de contre coup contre le CUP, a affirmé au cours de son procès que son but était de reprendre le pouvoir aux Juifs et aux francs-maçons ».

Ce qui était vrai pour les bolcheviks, majoritairement juifs, l’était également pour les Donmeh : les deux groupes étaient des foyers d’activité révolutionnaire. Baer voit un lien entre les Juifs et les Donmeh :

Les Juifs ont en effet participé au mouvement révolutionnaire russe en nombre proportionnellement plus important que leur part dans la population globale, et leur rôle dans ce mouvement a été prépondérant. Les Juifs, qui étaient bien représentés parmi les dirigeants du parti, les théoriciens et les journalistes, étaient considérés comme « le groupe national le plus révolutionnaire de l’Empire russe », comme le Dönme dans l’Empire ottoman. Près des deux tiers de ceux qui sont revenus de Suisse en passant par l’Allemagne avec Lénine par train fermé en 1917 étaient des Juifs.

La contre-révolution de 1909 a eu lieu parce que les fondamentalistes musulmans attribuaient la disparition de l’Empire ottoman à la corruption morale venant de l’Occident, les Juifs et les Donmeh agissant comme ses émissaires. Cette corruption morale provenait de « l’adoption des valeurs de l’Europe occidentale, du désir des biens de l’Europe occidentale, de l’athéisme et de l’émancipation des femmes », et elle a été promulguée par des institutions comme les loges maçonniques, « ce qui a fait perdre leur religion aux musulmans qui s’y sont joints, avec le CUP ».  La plus grande préoccupation de Vahdeti était la morale corrompue des musulmans irréligieux ou athées. Une fois arrivés en Europe, les musulmans autrefois pieux « déclarent fièrement leur athéisme ». Cela va de pair avec le fait que « beaucoup de leurs femmes se promènent pratiquement nues en public. Les hommes passent leur temps à jouer, à boire, à convoiter leurs [femmes] respectives… On ne peut pas le nier, mais depuis que nous sommes entrés en contact avec l’Europe, les coutumes européennes obscènes nous ont causé plus de tort que le choléra. Bref, soyons religieux ! »

Volkan attaquait le CUP, considéré comme étant de mèche avec les athées et les francs-maçons immoraux : « parce que la franc-maçonnerie s’est répandue à Salonique et a acquis force et puissance, en conséquence de quoi le CUP s’est établi facilement et sans être remarqué ». L CUP était en fait une branche des francs-maçons, dont il avait adopté les serments et les cérémonies. Les francs-maçons et les membres du CUP, comme le Dönme, venaient de Salonique. De plus, parce que c’était une entreprise maçonnique athée, le CUP refusait d’accepter des membres honorables ayant de bonnes mœurs, mais n’accueillait que des « hommes aux mœurs dégoûtantes ».

Vahdeti souligne l’importance de la morale sexuelle, mais la morale est d’une seule pièce et tout déclin dans un domaine entraîne un déclin simultané dans tous les domaines, surtout lorsqu’il est renforcé par le matérialisme révolutionnaire, qui ne voit dans la morale rien d’autre qu’un privilège de classe rationalisé. Comme l’a montré l’histoire de David, le péché sexuel était le prélude au meurtre, et en 1909, Vahdeti avait eu la prescience de voir le meurtre juste à l’horizon du futur comme la conséquence inexorable de la dégénérescence sexuelle venue d’Occident en Turquie.

XI

Après la défaite de la troisième armée d’Enver Pacha à la frontière russe, « les montagnes grouillaient d’irréguliers arméniens » qui avaient déserté pour échapper à la mort par la famine. Au cours des premiers mois de 1915, les irréguliers arméniens ont finalement rejoint Pasdermadjian, qui a pu les utiliser pour attacher « cinq divisions turques et des dizaines de milliers de Kurdes, qui n’ont donc pas pu combattre les Russes sur le front du Caucase ».

L’ambassadeur Morgenthau rapporte à Washington le 10 juillet 1915 que « parce que des volontaires arméniens, dont beaucoup sont des sujets russes, ont rejoint l’armée russe dans le Caucase et parce que certains ont été impliqués dans des mouvements révolutionnaires armés et d’autres ont aidé les Russes dans leur invasion du district de Van, une terrible vengeance est en train de s’exercer ». La position turque est que le problème n’est pas la vengeance, mais la survie de la nation dans une situation de danger extrême.

En février 1915, la décision du haut commandement ottoman de retirer tous les moyens militaires disponibles à l’Est afin qu’ils puissent être mis à contribution pour la défense des Dardanelles avait ouvert la voie à l’invasion russe et au soulèvement concomitant de Van.

Le facteur décisif dans la décision de déportation aurait été la rébellion réussie dans la ville de Van, que les forces turques avaient été contraintes de céder aux troupes russes le 17 mai. « L’idée de relocaliser collectivement la population arménienne », écrivent deux historiens turcs, « est née de la rébellion de Van. » Face à « l’effondrement imminent de l’empire », le Comité pour l’unité et le progrès choisit le nettoyage ethnique de manière à garantir des pertes humaines :

Le sentiment de vengeance pour le rôle joué par les volontaires russo-arméniens dans la défaite de la campagne du Caucase et les représailles pour la subversion menée par les révolutionnaires arméniens ont peut-être aussi joué un rôle. L’agent de renseignement américain Lewis Einstein l’a noté dans son journal le 4 juillet 1915 : « Ils s’en prennent à des gens pacifiques, à cause des volontaires arméniens des armées russes à Van, et dans le Caucase. » Talaat, écrit-il le 15 juillet, a déclaré ouvertement que « la persécution est une vengeance pour la défaite de Srakymish, l’expulsion des Turcs d’Azerbaïdjan, et l’occupation de Van, qui les place tous à la porte des Arméniens ». Le plénipotentiaire militaire autrichien Joseph Pomiankowski mentionne la « fureur et la vengeance sans limites » d’Enver et de Talaat, qui attribuent l’échec de l’offensive du Caucase à la rébellion arménienne. Une source arménienne rapporte que lors de la retraite de l’armée caucasienne vaincue, Enver a rencontré le chef dachnak Mourad et lui a raconté : « Soyez assurés. Ils seront sévèrement punis ». Un auteur turc suggère qu’Enver utilisait les Arméniens « comme un bouc émissaire commode » pour dissimuler l’étendue du désastre de la campagne du Caucase.

Le même gouvernement qui avait permis que 17 000 soldats de la sixième armée turque meurent de faim n’était pas en mesure de garantir la sécurité et le bien-être d’une minorité détestée lors d’une marche forcée dans le désert syrien. Il n’est donc pas surprenant que les Européens qui avaient été témoins de la misère dans les camps du désert syrien « aient rapporté que les Arméniens recevaient au mieux une petite quantité de pain à intervalles irréguliers et en étaient progressivement réduits à manger de l’herbe et même des animaux morts ».

Les révolutionnaires Dachnak et Hunchak étaient la source du problème, mais les Arméniens innocents ont été punis en raison de l’engagement des révolutionnaires dans le terrorisme :

L’aide arménienne aux Russes avait été importante. Rien de tout cela ne peut servir à justifier ce que les Turcs ont fait aux Arméniens, mais cela fournit le contexte historique indispensable à la tragédie qui s’en est suivie. Dans ce contexte, les Arméniens peuvent difficilement prétendre qu’ils ont souffert sans aucune raison. Ignorant les avertissements de nombreux milieux, un grand nombre d’entre eux avaient combattu ouvertement les Turcs ou joué le rôle d’une cinquième colonne ; il n’est donc pas surprenant que, le dos au mur, les Ottomans aient réagi de manière résolue, voire vicieuse.

Le génocide date du 24 avril 1915. Alors que les Alliés débarquaient à Gallipoli, des centaines de dirigeants de la communauté arménienne sont arrêtés par les autorités turques et mis en détention à Constantinople. Le document du gouvernement ordonnant leur arrestation parle cependant de révolutionnaires Hunchak et Dachnak. Talaat a déclaré à Morgenthau lors du dîner que « le gouvernement était prêt à écraser toutes les tentatives de révolution possibles » en plaçant les Arméniens à l’intérieur du pays, parmi les Turcs, « là où ils ne peuvent faire aucun mal ».  Le même jour, Talaat Pacha a dit aux gouverneurs des provinces où les révolutionnaires arméniens étaient actifs, de « fermer toutes les organisations révolutionnaires arméniennes et d’arrêter leurs dirigeants ».  Dans son communiqué, Talaat mentionnait spécifiquement  « la décision du Comité Dachnak, après le déclenchement de la guerre, d’inciter immédiatement les Arméniens de Russie à se rebeller contre nous, et de faire en sorte que les Arméniens de l’État ottoman se rebellent de toutes leurs forces lorsque l’armée ottomane serait au plus faible » comme « des actes de trahison qui affecteraient la vie et l’avenir du pays ».  Parce que ces activités révolutionnaires constituaient « une question de vie ou de mort », Talaat aordonne aux responsables locaux du CUP

de fermer immédiatement toutes les branches, dans votre province, des comités Hinchak, Dachnak et autres comités similaires ; de confisquer les dossiers et les documents trouvés dans les sièges de leurs branches, et de s’assurer qu’ils ne sont ni perdus ni détruits ; d’arrêter immédiatement tous les dirigeants et les membres éminents des comités, ainsi que les autres Arméniens que le gouvernement considère comme dangereux . . .

Talaat ajoutait ensuite que son ordre ne devait pas être appliqué « de manière à provoquer des meurtres mutuels de la part des musulmans et des éléments arméniens de la population », ce qui soulève la question de l’application. Lewy estime que la bureaucratie ottomane avait été incapable d’accomplir « la tâche capitale de relocaliser plusieurs centaines de milliers de personnes en peu de temps et sur un système de transport totalement inadéquat ».  Une infrastructure qui était primitive au départ et qui est maintenant surchargée à cause des bouleversements causés par la guerre a pratiquement garanti « la mort de nombreux déportés en route ».  Ajoutez à cela une « structure de commandement organisationnelle gravement déficiente » et vous obtenez des considérations qui donnent du crédit à l’affirmation de Talaat Pacha dans ses mémoires posthumes selon laquelle la déportation n’était « pas le résultat d’un « plan préparé à l’avance » mais était rendue nécessaire par les activités rebelles de « puissantes forces de bandits arméniens », armées et équipées par la Russie, à l’arrière de l’armée turque sur le front du Caucase ».

L’exécution de l’ordre d’expulsion posait des problèmes particuliers à Erzurum, car il se trouvait à une grande distance de la destination finale des réfugiés en Syrie. « Une exposition plus longue aux déprédations des voleurs kurdes ainsi qu’un problème beaucoup plus difficile d’obtention de nourriture et d’autres nécessités de la vie pour le long voyage, la plupart à pied » contribuèrent à la mort de nombreux Arméniens déjà affaiblis par les privations causées par la guerre.  Après que le général Mahmoud Kamil Pacha, commandant de la troisième armée turque, eut ordonné la déportation de tous les Arméniens des villages de la province au début du mois de juin 1915, le vice-consul allemand notait que ses ordres étaient exécutés « d’une manière inutilement impitoyable et cruelle ».  Les rigueurs du voyage ne manqueront pas de tuer tous ceux qui ne seront pas assassinés sur place car

une grande partie du voyage se faisait dans le désert, inhabitable pour les hommes ou les bêtes, où il n’y avait pas d’eau. C’était surtout le cas sur la route d’Alep. Comme il n’y avait pas assez de chariots et de chevaux, la plupart des gens devaient se déplacer à pied et ne pouvaient donc pas transporter assez de nourriture ou d’eau pour un voyage qui durerait au moins deux semaines.

Des milliers de femmes et d’enfants se retrouvèrent sans pain dans leur campement à Erzurum, mais dès qu’ils furent à une cinquantaine de kilomètres, ils furent attaqués par des Kurdes et des habitués turcs. Privés d’une véritable escorte, trois à quatre mille Arméniens furent tués. Le consul allemand Scheubner-Richter proteste auprès des autorités d’Erzurum et exige une mise en œuvre humaine des déportations, mais les autorités turques chargées de la déportation ne veulent pas ou ne peuvent pas assurer la sécurité sur tout le trajet.  L’absence générale de surveillance a permis à l’élément criminel du PUC de tirer profit de la situation. Selon le même consul allemand, « un petit nombre de militants de la branche du CUP d’Erzurum étaient responsables du travail des déportés ».  Les Kurdes ont commis « la plupart des meurtres », mais ils n’auraient pas pu le faire sans la collaboration des responsables du CUP au niveau local, qui avaient permis des accords entre les Kurdes et les gendarmes chargés de la marche selon lesquels « les Kurdes devaient payer aux gendarmes une certaine somme fixe – quelques centaines de livres, ou plus, selon les circonstances – et devaient garder pour eux tout ce qu’ils trouvaient sur les corps des Arméniens en sus de cette somme ».  Les brigands kurdes partagent une partie de la responsabilité. Ils peuvent désormais piller et se venger en toute impunité car l’application de la loi, qui n’a jamais été particulièrement efficace à l’Est, s’est complètement effondrée après la défaite de la guerre, ce qui a également fait que des dizaines de milliers de déserteurs, devenus des bandes de voleurs, vivent désormais de la terre, ajoutant au chaos. Les Kurdes sont tombés sous le charme du CUP, qui a encouragé leur fanatisme religieux féroce en y ajoutant une dose d’idéologie terroriste révolutionnaire, puis en concentrant ce mélange toxique sur les chrétiens arméniens. Les forces irrégulières kurdes, connues sous le nom d’unités Hamidiye, qui avaient été armées par le sultan Abdul Hamid en 1891 pour traiter avec les Arméniens, trouvèrent maintenant un exutoire à leur haine ancestrale dans les femmes, les enfants et les personnes âgées sans défense qui supportaient le poids des représailles pour les actes des révolutionnaires.  Selon un mémo soumis au cabinet turc en février 1915, les unités Hamidiye avaient été renforcées par « des criminels kurdes libérés de prison et par des déserteurs kurdes armés » et transformées en unités qui « étaient généralement organisées par les autorités locales, souvent sous l’influence des militants des clubs du CUP ».

Le ministre de l’intérieur avait peut-être décrété que les Arméniens ne devaient pas être brutalisés lors de leur déportation vers la Syrie, mais ces ordres devaient être exécutés par les responsables locaux du CUP qui étaient inévitablement plus impitoyables dans leur application de ce décret. Dans un cas particulier, Nail Bey, le chef de l’organisation locale du CUP, avait fermé l’orphelinat local, donnant les garçons comme ouvriers aux fermiers locaux et conservant « les plus belles des filles plus âgées » pour le plaisir des membres du Comité local d’Union et Progrès.

Comme Vahdeti l’avait prédit dans les pages de Volkan, l’idéologie du CUP avait eu un effet dévastateur sur la morale des musulmans sécularisés qui constituaient la base de cette organisation. Les musulmans sécularisés qui étaient déjà disposés à une haine ancestrale envers les chrétiens trouvaient maintenant la justification révolutionnaire de la cruauté qu’ils infligeaient à leurs malheureux captifs arméniens. Le terrorisme que le CUP avait hérité de Narodnaya Volya avait fait disparaître les scrupules qu’ils avaient à l’égard de ceux qui menaçaient la junte révolutionnaire qui contrôlait désormais le gouvernement turc. Une transformation similaire avait eu lieu dans l’esprit des Hunchaks et des Dachnaks, qui, comme les crypto-juifs du CUP, s’étaient imprégnés de l’esprit révolutionnaire juif dès les premiers jours de leur contact avec Narodnaya Volya. Un fonctionnaire allemand écrivait à Berlin que les atrocités commises contre les Arméniens pouvaient être imputées aux « irresponsables dirigeants locaux du CUP qui n’ont pas obéi aux ordres du gouvernement central et ont organisé les excès contre les Arméniens ».  Pressée par l’indignation des observateurs étrangers, la Porte a dû réprimander « trois membres enragés du Comité d’Union et Progrès d’Adana » qui « ont été expulsés de cette ville à cause de la manière dont ils chassaient les Arméniens de la ville ».  La situation à Adana n’était pas un incident isolé. Fin mars, Djemal Pacha avait menacé de fiare passer en cour martiale toute personne qui s’en prendrait aux Arméniens, menace qu’il avait mise à exécution en pendant plusieurs officiers responsables de massacres.

La preuve que les menaces des fonctionnaires d’Istanbul étaient nécessaires est venue d’Urfa :

Le 10 août, deux hommes en uniforme d’officier, Cerkez Ahmed Bey et Galatali Halil Bey, sont arrivés à Urfa en provenance de Diarbekir. Les deux officiers seraient des délégués du CUP et, malgré les objections des autorités locales, ils ont pris en charge la gestion de la population arménienne locale. Ils ont collecté des rançons pour les notables emprisonnés mais n’ont pas réussi à les libérer et les ont plutôt fait tuer. Eckart et Künzler rapportent tous deux que des prisonniers ont été emmenés sur la route de Diarbekir et tués peu après avoir quitté Urfa. Selon Glockler, les députés arméniens Krikor Zohrab et Vartkes Seringulian ont ainsi atteint leur but. Cerkez Ahmed et Galatali Halil ont ensuite été arrêtés sur ordre de Djemal Pacha, jugés pour le meurtre des deux députés et d’autres atrocités commises contre les Arméniens, puis pendus. . . .

Les efforts de Djemal Pacha n’ont eu aucun effet sur les explosions de violence spontanées dans lesquelles la haine ethnique avait été utilisée comme arme par l’idéologie révolutionnaire :

Le 19 août, lors d’une recherche d’armes, un déserteur arménien a ouvert le feu sur les policiers, et deux d’entre eux ont été tués. Le vice-consul américain à Alep, Samuel Edelman, se trouvait à Urfa ce jour-là et a décrit plus tard ce qui s’est passé ensuite. Le meurtre des policiers « a été l’étincelle qui a poussé la population kurde à la fureur et en s’armant de toutes les armes disponibles à portée de main, y compris des matraques et des piques de fer, elle s’est ruée sur le quartier arménien. Tous ceux qui sont tombés entre leurs mains ont été massacrés sans pitié, ce qui a été suivi par le pillage des magasins arméniens ». Le nombre total de victimes, rapporte Edelman, n’est pas connu, mais deux cent cinquante, c’est une estimation prudente. « Malgré leur haine intense contre les Arméniens, la police a bien fait son devoir, mais leur nombre était totalement disproportionné pour faire face à la foule. » Le lendemain matin, l’ordre était enfin rétabli. Eckart et Künzler affirment que les deux délégués du CUP avaient donné l’ordre de massacrer les infidèles.

De telles atrocités ont permis à des révolutionnaires comme Mugerditch de prétendre qu’ils agissaient en légitime défense. Un mois après que la Sublime Porte eut révoqué son ordre de déportation, Mugerditch persuada les Arméniens d’Urfa de se soulever dans une insurrection armée :

La bataille pour Urfa a commencé le 29 septembre après qu’une patrouille de police soit entrée dans le quartier arménien pour enquêter sur les coups de feu tirés la nuit précédente, apparemment par des ivrognes lors d’une fête. Lorsque la police a tenté d’entrer dans la maison d’où les coups de feu avaient été entendus, elle a essuyé des tirs et a dû battre en retraite. Des renforts ont été appelés, mais ils ont également essuyé des tirs nourris et ont subi des pertes. Les cloches de l’église ont sonné pour signaler le début du soulèvement. Selon un plan établi de longue date, des barricades ont été érigées autour du quartier arménien. Les Arméniens, écrit Jernazian, avaient « décidé de mourir honorablement plutôt que de se soumettre à un piégeage et à un massacre ».

Menée par le charismatique Mugerditch, la résistance des combattants arméniens dans les maisons de pierre lourdement fortifiées dura seize jours et ne fut finalement brisée qu’avec l’aide d’un contingent nouvellement arrivé de six mille soldats turcs équipés d’artillerie lourde. Le chef d’état-major du général turc qui commandait ces troupes était l’officier allemand Eberhard Count Wolffskeel von Reichenberg, qui avait lui-même commandé plusieurs fois les attaquants. Il est le seul officier allemand connu personnellement pour avoir participé à l’assassinat des Arméniens.

Le siège d’Urfa fait écho au sort des révolutionnaires juifs à Massada, lorsque Mugerditch se suicide. Ce qui indique qu’il ne bénéficiait pas du soutien du peuple arménien à Urfa :

Plusieurs hommes et femmes arméniens ont commis des actes de trahison en indiquant des cachettes. Cela était compréhensible, affirme-t-il, car une grande majorité des Arméniens s’étaient opposés au soulèvement mais avaient été contraints d’endurer cette malheureuse rébellion. « La trahison était leur vengeance. »  Dès la fin des combats, les Kurdes ont envahi les villages voisins et ont commencé à piller les maisons arméniennes, déshabillant les morts mais épargnant les femmes, les enfants et les hommes qui n’avaient pas participé à l’activité révolutionnaire.

Dans un livre récent basé sur l’accès à ce qu’il prétend être des documents ottomans jusqu’ici non disponibles, Taner Akcam place la responsabilité de ce qui est arrivé aux Arméniens carrément sur les épaules du CUP, qui avait décidé du nettoyage ethnique des Arméniens bien avant le déclenchement de la première guerre mondiale. « Les politiques du gouvernement ottoman envers les Arméniens en temps de guerre », selon Akcam, « n’ont jamais été, comme on l’a souvent prétendu, le résultat d’exigences militaires ».  Le CUP « estimait que l’État ottoman ne pouvait garder le contrôle des territoires restants que si la plupart des habitants étaient des Turcs musulmans ».  Parce que « la foi dans la science tenait une place centrale dans la philosophie du CUP », le nettoyage ethnique qui avait commencé par une « ingénierie sociale » a pris des expressions plus violentes sous le stress de la guerre, parce que « le souci de la sécurité nationale » a rendu plus urgent le retrait des Arméniens, mais l’intention était génocidaire dès le début et a trouvé son expression dans une directive écrite le 10 janvier 1916, moins d’un an après son début :

Après enquête, il est entendu qu’à peine 10 % des Arméniens soumis aux déportations générales ont atteint les lieux qui leur étaient destinés ; les autres sont morts de causes naturelles, telles que la faim et la maladie. Nous vous informons que nous nous efforçons de parvenir au même résultat en ce qui concerne ceux qui sont encore en vie, au moyen de mesures sévères.

Les affirmations et les interprétations de l’Akcam concernant l’a préméditation sont contestées par d’autres mais il ne fait aucun doute que l’idéologie du CUP mena à de grands maux.

XII

Le 4 février 1917, Talaat Pacha est élevé au rang de grand vizir. Lorsque le nouveau chef du gouvernement affirme l’égalité de toutes les nationalités dans l’État ottoman dans le cadre d’une déclaration devant le parlement quelques jours plus tard, beaucoup prennent cela comme un aveu tacite de culpabilité ainsi qu’une tentative de la part des dirigeants nouvellement mis à l’épreuve pour prendre leurs distances avec l’aile extrémiste du CUP et le rôle qu’il avait joué dans le génocide arménien.  Dans une tentative pour réparer les dommages causés à l’image de la Turquie à l’étranger, Djavid Bey, le nouveau ministre des finances, déclarait à l’ambassadeur autrichien que « la persécution des Arméniens avait été une grande erreur et un crime et que le nouveau gouvernement était déterminé non seulement à abandonner cette politique mais aussi à la compenser au mieux de ses capacités ».  Si ce geste était destiné à mettre un terme à l’un des événements les plus controversés de l’histoire moderne, il a échoué. La terreur a cependant continué, cette fois aux mains des Dachnaks, qui ont traqué les ministres qu’ils tenaient pour responsables du génocide dans une « vague de vengeance privée » qui a coûté la vie à toutes les personnalités associées au CUP : le 15 mars 1921, Soghomon Tehlirian abat à Berlin Talaat Pacha, l’ancien ministre de l’intérieur et l’homme le plus impliqué dans les déportations. Le 5 décembre 1921, Arshavir Shirakian assassine Said Halim Pacha à Rome. Le 17 avril 1922, il tue le Dr Behaeddin Sakir à Berlin. Le 25 juillet 1922, Bedros Der Boghosian et Ardavesh Gevorgian abattent Djemal Pacha à Tiflis. Enfin, le 4 août 1922, Enver Pacha est tué dans des circonstances peu claires, lors d’une embuscade en Asie centrale, probablement par un Arménien.

Le génocide arménien était la répétition générale d’une attaque contre des chrétiens russes qui a fait, selon les sources, dix fois plus de victimes mais qui n’a pas encore de nom. Comme les Arméniens, les « koulaks » de Staline ont simplement été supprimés, c’est-à-dire « condamnés à mourir de faim et de famine » en allant ailleurs. Josip Broz Tito a imité le génocide arménien à sa manière après que les Britanniques ont refoulé les réfugiés yougoslaves à Bleiburg en organisant une marche de la mort que l’on pourrait appeler le génocide croate.  Le traitement des Juifs par Hitler pourrait également être considéré comme un éloignement. Mais l’homme le plus responsable de la traduction de l’idée de terreur inaugurée par Narodnaïa Volia en réalité de meurtre de masse a été Vladimir Lénine. Comme un virus créé en laboratoire dans un but précis mais qui s’est échappé par accident pour infecter le grand public, la terreur qui s’est répandue dans l’histoire de l’humanité lorsque Narodnaïa Volia l’a adoptée dans le cadre de son plan de renversement de l’Empire russe a pris une vie propre. Après sa mise en œuvre en Turquie contre les Arméniens, le terrorisme, désormais engraissé sur le sang d’innocentes victimes arméniennes, est retournée en Russie en avril 1917, selon les mots de Winston Churchill, « comme un bacille de la peste » dans un « train scellé ».  L’homme qui a mis le « bacille de la peste » du terrorisme révolutionnaire dans ce train était Alexander Parvus.

N’ayant pas réussi à enrôler les jeunes Turcs dans son plan d’utiliser Constantinople comme base d’opérations contre la Russie, Parvus s’est tourné vers le haut commandement allemand et a essayé de les convaincre qu’une alliance entre les puissances centrales et les mouvements révolutionnaires russes était nécessaire pour gagner la guerre. Au début du mois de janvier 1915, alors qu’il était encore à Constantinople, Parvus a rencontré l’ambassadeur allemand à la Sublime Porte, Freiherrn von Wagenheim et a expliqué que « les intérêts du gouvernement allemand et des révoltés russes sont identiques ».  La démocratie, a-t-il poursuivi, ne peut émerger en Russie qu’à partir des ruines du zarisme et du démembrement de l’empire russe.

Ayant reçu l’approbation de son plan, Parvus contacta Lénine, l’homme qu’il considérait comme « le personnage clé de la gauche », à Zurich en mai 1915, alors que le massacre de la population arménienne s’intensifiait. Lénine, cependant, n’était pas intéressé à traiter avec quelqu’un qu’il considérait comme un « traître à la cause socialiste, un renégat et un « chauviniste social ».  Sachant qu’il avait affaire à un intellect supérieur, Lénine craignait que Parvus « finisse par prendre le contrôle des organisations socialistes russes et, avec ses ressources financières et ses capacités intellectuelles, soit capable de dépasser tous les autres dirigeants du parti » et donc rien ne se passa.

Deux ans plus tard, la situation avait changé. La Turquie avait perdu la guerre. Parvus était maintenant à Copenhague, où il dirigeait un « faux institut scientifique » comme façade de son activité révolutionnaire.  Jacob Ganetskii, l’agent d’affaires de Parvus à Stockholm, était également un ami de confiance de Lénine. Agissant en tant qu’intermédiaire crucial entre Lénine et le haut commandement allemand, Parvus persuada l’ambassadeur allemand au Danemark, le comte V. Brockdorff-Rantzau que si le bacille de la peste Lénine était introduit clandestinement à Saint-Pétersbourg, il « répandrait une telle anarchie qu’après deux ou trois mois, la Russie se trouverait dans l’impossibilité de rester dans la guerre ».  Le plan de Brockdorff-Rantzau « pour créer en Russie le plus grand chaos possible » a convaincu le chancelier allemand Theobald von Bethmann-Hollweg, qui a mis ce plan en œuvre.

Le 9 avril 1917, Lénine et 31 autres révolutionnaires quittent Zurich à 15h20 et arrivent deux jours plus tard à Berlin, où les attend Parvus. De peur d’être accusé de trahison, Lénine transmet la réunion à Karl Radek, qui est citoyen autrichien.  Entre les deux, « Parvus a élaboré avec Radek, au nom du gouvernement allemand, les termes et les procédures pour le financement des activités bolcheviques en Russie ».  Le terrorisme faisait partie intégrante de ces activités.  « La terreur rouge », selon Pipes, « a constitué dès le départ un élément essentiel du régime, qui s’est maintenant atténué, mais n’a jamais disparu, suspendu comme un nuage noir permanent au-dessus de la Russie soviétique. »  L’esprit révolutionnaire juif avait transformé les Dachnaks en monstres qui semait le chaos dans les régions musulmanes de Turquie. Il en était de même pour le CUP et les Jeunes Turcs, le groupe responsable du génocide arménien. Il en a été de même pour les Bolcheviks. Après la création de Narodnaïa Volia en 1879, la révolution était synonyme de terrorisme, et le terrorisme signifiait l’assassinat aveugle de chrétiens qui allait trouver son point culminant sanglant dans l’activité meurtrière que les bolcheviks ont infligée aux chrétiens russes après la révolution de 1917.

Le principal instrument de la terreur en Russie était la TCHEKA, acronyme de Chrezvy-chainaia kommissia po bor’be kontrrevoliutsiei i sabotazhem ou « Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution et le sabotage ».  La TCHEKA a été créé comme l’instrument de la terreur bolchevique par le Sovnarkom le 7 décembre 1917, moins d’un mois après le putsch qui a porté Lénine et les bolcheviks au pouvoir. Les Bolcheviks ont toujours considéré le terrorisme comme une composante essentielle de la lutte armée. En août 1906, ils ont « exhorté à attaquer « les espions, les partisans actifs des Centaines noires, les policiers, les officiers de l’armée et de la marine, etc.  Les bolcheviks se sont engagés dans le terrorisme dès leur prise de pouvoir. Ce qui a commencé à Narodnaïa Volia comme un outil pour renverser la monarchie russe s’est institutionnalisé dans le cadre du régime une fois que les bolcheviks ont pris le contrôle de la gouvernance de la Russie. Les gauchistes ont souvent utilisé les contre-révolutionnaires blancs comme excuse pour les excès de la Tcheka, mais Pipes affirme que la terreur en tant qu' »instrument de gouvernance » est apparue « avant que toute opposition organisée contre les Bolcheviks ait eu une chance d’émerger et alors que les « interventionnistes étrangers » les courtisaient encore avec assiduité ». Lénine « considérait la terreur comme un instrument indispensable du gouvernement révolutionnaire ».

Après s’être introduit en Russie comme un « bacille de la peste », Lénine a presque immédiatement commencé à parler de ses opposants en termes sous-humains :

Après avoir énuméré les réalisations et les échecs de cette première « révolution prolétarienne », il en indiquait la faiblesse cardinale : la « générosité excessive du prolétariat – il aurait dû exterminer ses ennemis », au lieu d’essayer « d’exercer une influence morale sur eux ». Cette remarque doit être l’un des premiers exemples dans la littérature politique où le terme « extermination », normalement utilisé pour désigner la vermine, est appliqué aux êtres humains. Comme nous l’avons vu, Lénine avait l’habitude de décrire ceux qu’il choisissait de désigner comme les « ennemis de classe » de son régime dans des termes empruntés au vocabulaire de la lutte antiparasitaire, appelant les koulaks « suceurs de sang », « araignées » et « sangsues ». Dès janvier 1918, il utilise un langage incendiaire pour inciter la population à mener des pogroms …

« Croyez-vous vraiment, se demandait Lénine, que nous puissions être victorieux sans la plus cruelle des terreurs révolutionnaires ? »   Pour parvenir à cette victoire, Lénine abolit l’État de droit en Russie, créant un régime qui supprime les « procédures judiciaires » et les remplace par un système dans lequel « la culpabilité est déterminée par l’impression que donne le ou les juges ».  Le romancier Leonid Andreev a décrit les résultats :

Nous vivons dans des conditions inhabituelles, encore compréhensibles pour un biologiste qui étudie la vie des moisissures et des champignons, mais inadmissibles pour le psychosociologue. Il n’y a pas de loi, il n’y a pas d’autorité, l’ordre social tout entier est sans défense… Qui nous protège ? Pourquoi sommes-nous encore en vie, non volés, non expulsés de nos maisons ? L’ancienne autorité a disparu ; une bande de gardes rouges inconnus occupe la gare du quartier, apprend à tirer… cherche de la nourriture et des armes, et délivre des « permis » pour se rendre en ville. Il n’y a ni téléphone, ni télégraphe. Qui nous protège ? Que reste-t-il de la raison ? Il y a de fortes chances que personne ne nous ait remarqués… Enfin, quelques expériences culturelles humaines générales, des habitudes parfois simples et inconscientes : marcher sur le bon côté de la route, dire « bonjour » à quelqu’un, tirer son propre chapeau, pas celui de l’autre. La musique s’est arrêtée depuis longtemps, et nous, comme les danseurs, continuons à traîner les pieds et à nous balancer sur la mélodie inaudible de la loi.

Les assistants de Lénine n’étaient pas moins assoiffés de sang que leur chef. Deux semaines après avoir lancé la Terreur rouge, Grigori Zinoviev a affirmé que pour protéger la jeune Union soviétique de la contre-révolution, 10 millions de Russes devraient mourir.  Le collègue de Zinoviev, Karl Radek, était tout aussi assoiffé de sang.  « Se référant aux victimes innocentes de la terreur comme étant des personnes n’ayant pas participé directement au mouvement blanc », Radek a ensuite exhorté « les soviets locaux d’ouvriers, de paysans et les députés de l’Armée rouge » à imiter la Tcheka parce que la participation populaire au meurtre « est un acte de terreur de masse plus puissant que l’exécution de 500 personnes par décision de la Tcheka sans la participation des masses laborieuses ».

Comme Narodnaïa Volia, qui avait fourni la justification de son terrorisme, la TCHEKA était une organisation juive. Au départ, Pipes minimise l’implication des Juifs dans le CHEKA, en affirmant seulement qu' »une forte proportion des fonctionnaires de la Tcheka étaient des non-Russes. Dzerzhinskii était un Polonais, et beaucoup de ses plus proches associés étaient des Lettons, des Arméniens et des Juifs ».  Mais il ajoute plus tard que les trois quarts des membres de la Tcheka de Kiev « étaient des Juifs, dont beaucoup de racailles incapables de faire autre chose, coupés de la communauté juive bien que soucieux d’épargner leurs compatriotes juifs ».  Cet ordre avait été annulé en mai 1919, lorsque la Tcheka de Kiev avait reçu l’ordre de « tirer sur quelques Juifs » « à des fins d’agitation » et de les empêcher d’occuper des « postes de haut rang », afin de dissimuler leur influence.

D’autres historiens juifs, cependant, étaient moins réticents à discuter de la participation des Juifs à la T CHEKA. Salo Baron a noté qu' »un nombre immensément disproportionné de Juifs » ont rejoint la TCHEKA et que tout Russe assez malchanceux pour tomber dans les mains de cette organisation « serait abattu par des enquêteurs juifs ». Leonard Shapiro disait quelque chose de similaire, en affirmant que

« quiconque a eu le malheur de tomber entre les mains de la Tcheka a de très bonnes chances de se retrouver face à un enquêteur juif, voire de se faire tuer par lui ». En Ukraine, « les Juifs représentent près de 80 % des agents de la Tcheka », selon W. Bruce Lincoln, professeur américain d’histoire russe. 

Karl Nemmersdorf affirme qu’une fois que « le Polonais fanatique Feliz Dzerzhinsky » a pris en charge la Tcheka,

il a recruté une cohorte de Lettons, de Juifs et de Russes renégats pour l’aider à dévaster la nation russe. La Tcheka s’est presque immédiatement lancée dans l’une des plus horribles orgies de meurtre de masse jamais enregistrées, et des hommes de sang juif, qui comme d’autres gauchistes juifs, avainet conservé leur identité juive, y ont joué un rôle très important.

Les Juifs étaient « largement surreprésentés dans les rangs de la Tcheka par rapport à leur nombre dans la population de l’Union soviétique ».  Comme en Turquie au moment du génocide arménien, lorsque Constantinople avait peu de contrôle sur les petits fonctionnaires locaux du CUP dans les provinces, Moscou avait « peu de contrôle bureaucratique sur les Tchekas provinciales », qui souvent « ne représentaient guère plus que des groupes locaux armés, composés de criminels et de Juifs, dont les motivations étaient le pillage et la vengeance ». Igor Shafarevich affirme que la « russophobie » juive qui avait provoqué la Terreur rouge n’était pas un phénomène unique, mais résultait de « l’hostilité juive traditionnelle envers le monde non-juif, considéré comme tref (impur), et envers les non-juifs en eux-mêmes, considérés comme sous-humains et comme méritant la destruction. . .”

Comme en Turquie à l’époque du génocide arménien, le vernis de l’internationalisme communiste reposait sur un fondement solide, mais souvent nié, de haine ethnique.  La « haine des Juifs et leur désir de vengeance » ont trouvé leur expression dans le génocide arménien avant de trouver leur expression dans le CHEKA. Dzerzhinskii a exploité « les haines nationales et raciales à son avantage », en plaçant « les Juifs dans sept des dix premières positions de la Tcheka ». . . . Victimes de siècles d’abus antisémites, les Juifs d’Ukraine avaient maintenant une chance de se venger ».

Selon Pipes, « le décret de Lénine du 22 février 1918 a poussé la terreur à un niveau d’intensité encore plus élevé ».  Le décret de Lénine du 22 février 1918 a permis que les exécutions déjà brutales à Moscou soient effectuées par les Tchekas de province et de district avec une nouvelle intensité féroce qui a culminé avec le meurtre de la famille impériale russe.  Deux mois après avoir émis son oukase original, Lénine a chargé les autorités de Nizhnii Novgorod d' »introduire immédiatement la terreur de masse, d’exécuter et d’expulser des centaines de prostituées, de soldats ivres, d’anciens officiers, etc. Ces trois lettres terriblement imprécises – « etc. » – laissaient aux agents du régime toute latitude pour choisir leurs victimes : il s’agissait d’un carnage pour le carnage, expression de l’indomptable « volonté révolutionnaire » du régime, qui perdait rapidement du terrain sous ses pieds.

Pipes ne mentionne pas le génocide arménien, mais il voit clairement un continuum qui a commencé avec la Tcheka, puis a conduit aux purges de Staline et a finalement culminé avec l’Holocauste, au cours duquel Hitler a imité, comme il l’a si souvent fait, les Juifs qu’il avait l’intention de persécuter en adoptant les mesures que la Tcheka juive avait infligées aux chrétiens russes. Christopher Bjerknes est l’un des rares écrivains qui considère que l’attaque des jeunes Turcs contre les Arméniens et celle des bolcheviks contre les chrétiens slaves, perpétrée par la Tcheka, ont un dénominateur commun dans l’animosité des Juifs contre les chrétiens :

Les juifs maçonniques de Salonique avaainet perpétré leur « Révolution des Jeunes Turcs » en 1908. Peu après, les descendants crypto-juifs de la secte Shabbataian-Russo des juifs de Salonique ont profité de leur contrôle de l’Empire turc pour assassiner en masse leurs voisins chrétiens arméniens. Les atrocités que ces juifs ont perpétrées contre les chrétiens étaient à l’époque le pire génocide que les êtres humains aient jamais commis. Peu après le génocide arménien, les crypto-juifs ont commis leur génocide des chrétiens slaves en Union soviétique bolchevique et pendant les guerres mondiales, suivi de leur génocide de leur propre juiverie européenne, qui a été suivi du génocide de nombreux autres peuples asiatiques sous le couvert d’une « révolution mondiale communiste ». Le communisme juif a finalement fait quelque 100 millions de victimes.

Un massacre de cette ampleur ne pouvait que provoquer une réaction : « Les prédictions d’un retour de flamme des chrétiens contre les Juifs étaient correctes. Les atrocités commises par les juifs bolchevistes en Russie, en Ukraine, en Hongrie et ailleurs ont été utilisées pour inciter le public à haïr les juifs pendant l’Holocauste nazi. . . .”

Leopold Trepper, le chef de la « Rote Kapelle », le groupe de résistance nazi qui a fonctionné entre 1933 et 1939, l’a dit de façon très succincte lorsqu’il a expliqué : « Je suis devenu communiste, parce que je suis juif. (« Ich wurde Kommunist, weil ich Jude bin. ») Selon von Bieberstein, le bolchevisme était un phénomène juif qui a créé une vague de réaction antisémite qui a poussé Hitler au pouvoir en Allemagne.

En mai 1919, Woodrow Wilson proclamait que le mouvement bolchevique était dirigé par des Juifs ». À peu près à la même époque, dans un article de l’Illustrated London News, Winston Churchill, le même homme qui a envoyé Intrepid en Amérique pour l’impliquer dans la Seconde Guerre mondiale et qui est donc probablement l’un des héros de Philip Roth, a dit à peu près la même chose. En 1919, Arnold Zweig, qui comme Arthur Koestler était à la fois sioniste et communiste, écrivait que le « sang juif » avait donné naissance au socialisme « de Moïse à Lindauer ». Dans son opus magnum, Das Prinzip Hoffnung, le juif Ernst Bloch a dit la même chose sous une forme encore plus pittoresque lorsqu’il a écrit, dans une parodie du dicton romain, « Ubi Petrus, Ibi Ecclesia », « Ubi Lenin, Ibi Jerusalem ». Elie Wiesel a écrit : « Nous devons faire la révolution, parce que Dieu nous l’a dit. Dieu veut que nous devenions communistes ». En 1848, Adolf Jellinek avait écrit que « les réactionnaires dénoncent les Juifs comme le perpétuel mobile de la révolution ». Dans son livre, Der grosse Basar, Daniel Cohn-Bendit, l’un des leaders de la révolution de 68, a dit de Trotski qu’il « incarnait l’essence du juif talmudique ». En 1934, dans son livre Katholizismus und Judentum, Bela Bangha, le jésuite hongrois, écrivait que le « marxisme révolutionnaire » correspondait « dans son essence à une forme particulière de l’âme juive et à sa posture intellectuelle ». Le 14 décembre 1918, l’American Literary Digest posait la question suivante : « Les bolchewikis sont-ils principalement juifs ? Deux ans plus tard, le 19 juin 1920, sous le titre « Le péril juif », le Christian Science Monitor faisait référence à une prétendue conspiration juive mondiale, comme le prouvent les Protocoles des Sages de Sion, récemment découverts et discrédités par la suite. Le même jour, le Chicago Tribune faisait référence au bolchevisme comme « un instrument de contrôle juif du monde ».

Les Juifs n’étaient pas moins enclins à parler de cette façon que les goyim. En 1921, A. Sachs écrivait que « le bolchevisme juif a démontré au monde entier que la race juive ne souffre pas de dégénérescence ». En 1990, dans son livre « La guerre de Staline contre les Juifs », Louis Rapoport a écrit que « les hommes d’origine juive » ont posé « les fondations du communisme et du socialisme ». Franz Werfel, l’homme qui a écrit Les quarante jours de Musa Dagh, son récit du génocide arménien et qui a participé à l’insurrection communiste à Vienne en 1919, a écrit un article intitulé « Le don d’Israël à l’humanité », dans lequel il dit que « Moïse Hess, Karl Marx et Ferdinand Lasalle » étaient les « pères de l’église du socialisme ». Jacob Toury affirmait que le socialisme était né du judaïsme traditionnel parmi les déracinés en tant que religion de substitution. Dans un article intitulé « Le révolutionnaire juif », paru dans le Neue Juedischen Montsheften vers la fin de 1919, l’auteur déclarait que « peu importe si la question est exagérée par le côté antisémite et si elle est niée avec anxiété par la bourgeoisie juive, l’énorme participation juive au mouvement révolutionnaire contemporain est un simple fait ». Un an plus tard, Franz Kafka, le célèbre juif germanophone de Prague, a écrit : « Vous ne pardonnez pas aux socialistes et aux communistes juifs. Vous les noyez dans la soupe et vous les découpez en tranches lorsque vous les faites rôtir ». (« Den juedischen Sozialisten und Kommunisten verzeiht man nichts, die ertraenkt man in der Suppe und zerschneidet man beim Braten. ») Le lauréat polonais du prix Nobel, Isaac B. Singer, qui ne parlait que difficilement le polonais et a reçu le prix Nobel de littérature pour avoir écrit en yiddish, a affirmé que « les communistes de Varsovie étaient presque exclusivement des Juifs, et qu’ils apportaient le feu et l’épée à tous les partis. Ils ont également affirmé [après la révolution d’octobre] que la justice sociale ne pouvait être trouvée qu’en Russie ». Le président fédéral Friedrich Ebert a affirmé que les Juifs étaient les responsables de la révolution en Allemagne et que « pratiquement chaque Juif était un crypto-bolchevique ». En 1904, le sioniste allemand Franz Oppenheimer a fait remarquer que « rien n’est plus certain : le Juif contemporain d’Europe de l’Est est un révolutionnaire né ». Cette reconnaissance presque universelle de la participation des Juifs au bolchevisme a entraîné une vague d’antisémitisme sans précédent. Ce qui a fait d’une organisation raciste comme la société de Thulé une menace dangereuse, c’est précisément le consensus général selon lequel « il n’y a pas de bolchevisme sans les Juifs ».

 

XIII

La défaite de la Turquie pendant la Première Guerre mondiale a ouvert la voie à Mustafa Kemal Ataturk, qui est devenu président en 1923 après avoir établi ses références en tant que héros militaire dont « la bravoure et les prouesses stratégiques ont contribué à contrecarrer l’invasion des Dardanelles par les Alliés en 1915 ».  Ataturk est venu de Salonique, est devenu un jeune Turc et a participé à la révolution de 1908 qui a déposé le sultan Abdulhamid II. Il aurait déclaré : « Je suis un descendant de Sabbetai Zevi – je ne suis plus vraiment un Juif, mais un ardent admirateur de votre prophète. Mon opinion est que chaque Juif de ce pays ferait bien de rejoindre son camp ». De même, Gershom Scholem a écrit dans son livre sur la Kabbale, que Djavid Bey descendait du faux messie juif Baruchyah Russo ».

En 1919, Atatürk a exigé l’indépendance complète de la Turquie. Contrairement à l’Arménie, Atatürk avait le pouvoir militaire pour appuyer ses demandes. La Turquie a donc obtenu son indépendance, et l’Arménie a dû se consoler des promesses vides des puissances « chrétiennes » d’Europe, qui avaient des choses plus importantes à faire que de se préoccuper de l’indépendance arménienne. Il s’est avéré que les successeurs révolutionnaires de ces dirigeants chrétiens étaient tout aussi indifférents au sort de l’Arménie que leurs prédécesseurs.

Pour obtenir leur indépendance, les révolutionnaires arméniens ont conclu un pacte avec le diable, et ce pacte s’est avéré être le même que celui qui est habituellement conclu par ceux qui sont assez myopes pour le faire. Pour devenir des révolutionnaires juifs, les Dachnaks et les Hunchaks doivent abandonner le christianisme qui a soutenu la nation arménienne pendant 1 500 ans en échange de la promesse vide d’indépendance du diable par une insurrection armée. En abandonnant la loi morale, les révolutionnaires arméniens ont fait tomber la catastrophe sur la tête de leurs compatriotes. Une fois que le diable a eu leur âme, les révolutionnaires arméniens ont perdu toute influence qu’ils auraient pu avoir sur leurs maîtres révolutionnaires juifs, qui les ont rapidement abandonnés à leur sort. Lorsque les Arméniens ont signalé « la terrible condition du peuple arménien » aux nouveaux maîtres communistes de Russie et leur ont demandé leur aide, Lénine leur a dit sans équivoque que :

Nous sommes obligés de sacrifier temporairement les intérêts des travailleurs Arméniens au profit de la révolution mondiale. L’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont partagé le même sort. Vous devez savoir que même les disputes avec nos camarades lettons ne nous ont pas arrêtés, et certains d’entre eux ont quitté le parti. Tout ce que nous pouvons faire pour l’Arménie maintenant, c’est leur fournir du matériel et de l’argent, ainsi que déployer, autant que possible, des troupes sur le territoire arménien afin de rendre l’Angora plus accueillant. Mais rappelez-vous, camarades, nous n’allons faire la guerre à personne pour le bien de l’Arménie, et surtout pas à Kemal ».

Il serait réconfortant d’affirmer que les Arméniens ont appris leur leçon dans ce que Ben Franklin a appelé l’école de l’expérience coûteuse, mais ce n’est pas le cas. L’esprit révolutionnaire juif est revenu au début des années 1970 lorsqu’un nouveau groupe de révolutionnaires arméniens, « influencé par le militantisme des exilés palestiniens », a déclenché « une nouvelle vague d’assassinats » qui a coûté la vie à plus de 40 diplomates et autres fonctionnaires turcs.  N’ayant pas réussi à atteindre leur objectif une fois de plus, les révolutionnaires arméniens se sont retournés les uns contre les autres, des membres de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie se livrant à l’assassinat de dirigeants politiques de Dachnak après les avoir dénoncés pour « avoir trahi l’ardeur originelle de la révolution arménienne ».  Celui qui vit par l’épée meurt par l’épée. La révolution dévore toujours ses propres juifs, même lorsque ces juifs se trouvent être des chrétiens baptisés dont l’esprit a été capturé par l’esprit révolutionnaire juif.

Source: CultureWars, 2020

Traduction: Maria Poumier

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