Calendrier grégorien et révisionnisme byzantin :
plaidoyer pour la précision.
Par Sébastien Renault
Essai tiré de l’ouvrage À temps et à contretemps : une critique de notre temps (à paraître prochainement), par Sébastien Renault
Le témoignage de l’Église depuis 2000 ans suffit à lui seul à prouver 1) que le révisionnisme byzantin astucieusement concocté dans l’article How Fake Is Church History, The Gregorian Coup and the Birthright Theft de 2020 [1] s’avère plus artificieux qu’éprouvé par les faits d’une histoire « révisée » – qu’on aimerait bien le voir étayer davantage, au-delà de ses accusations spéculatives de falsifications révisionnistes à la mode ; et 2) que la responsabilité du grand schisme de 1054 ne repose pas, en fin de compte, sur le catholicisme latin – dont la fondation, comme l’atteste la Tradition à la fois orientale et occidentale de l’unique Église du Christ, est belle et bien pétrinienne.
Il convient d’indiquer d’entrée que le texte qu’on va lire n’entend pas constituer une réponse spécifique aux travaux de Laurent Guyénot et aux thèses récentistes, mais bien à un certain révisionnisme philobyzantin s’appuyant sur une théologie et une vision calendaire lacunaires. Le prétexte de l’article de 2020 susmentionné nous permet de réintroduire cette controverse, pour l’ouvrir sur une réflexion plus fondamentale portant sur la fonction de l’Église qui, en vue de clarifier et de mieux servir ses fins métaphysiques et religieuses, sait aussi faire la lumière sur des problématiques et des matières à portée de la connaissance des données physiques du monde (contrairement à ce que beaucoup, par ignorance, pensent a priori).
Le traitement des thèses récentistes, signalons-le en pensant, exigerait une analyse qui leur soit entièrement consacrée. Sans pouvoir le faire ici, il nous semble toutefois utile de mettre en garde contre les écueils, les présomptions, voire même parfois les obstinations contrefactuelles que la griserie récentiste peut malheureusement inspirer à celui qui s’y adonne en prétextant la recherche « pure et dure » de la vérité… C’est comme le scepticisme, d’abord à bon droit méthodique, puis souvent poussé à l’outrance absolutiste (et par conséquent jusqu’à la contradiction fatale [2]), tel un filtre devenu déficient parce qu’il se bouche et finit par ne plus rien laisser passer, pas même la vérité…
Sans donc nous attarder spécifiquement sur une analyse critique de l’article précité [3], nous rappellerons ici quelques éléments d’histoire et d’astronomie, qui à eux seuls suffisent à étayer le plaidoyer pour l’entreprise grégorienne du XVIe siècle face aux dépréciations d’un « wokisme » byzantin contemporain regrettable. Nous en profitons d’ailleurs pour condamner haut et fort le « wokisme » qui, en manipulant le langage et en façonnant le « narratif » à travers le prisme de la politique identitaire, déforme ou ignore la vérité objective (biologique et historique) au profit de critères, d’imaginations et d’expériences subjectives. L’idolâtrie identitaire qui en découle et qui veut s’imposer au nom des besoins de telles ou telles poursuites révisionnistes malavisées – nous ne jetons pas pour autant le discrédit sur tous les efforts révisionnistes – nuit à la connaissance et entrave la compréhension de la réalité.
Éléments d’histoire : prévalence de la précision
Revenons quelque peu sur l’histoire factuelle de cette disparité dans la méthode de détermination de la date de Pâques, l’Église dite « orthodoxe » orientale appliquant le calendrier byzantin, l’Église catholique appliquant le calendrier grégorien. Ce dernier est aujourd’hui le plus largement utilisé à travers le monde. Il fut introduit par le pape Grégoire XIII en 1582 en guise de réformation du calendrier julien, qui comportait quelques inexactitudes dans le calcul de la durée d’une année. La motivation première du calendrier grégorien était, rappelons-le, de s’assurer que la date de Pâques reste proche de l’équinoxe de printemps, comme cela avait été spécifié par le concile de Nicée en 325. L’une des principales démonstrations – sur lesquelles nous reviendrons plus loin en examinant les motivations et fondements proprement scientifiques de la réforme calendaire grégorienne – repose en effet sur l’observation des équinoxes. Selon le calendrier julien, les équinoxes étaient estimés se produire le 21 mars et le 21 septembre de chaque année. Cependant, avec le temps, il est apparu que les équinoxes se produisaient en réalité un peu plus tôt, dans la mesure où l’année julienne était légèrement plus longue que l’année solaire. Les astronomes grégoriens [4] démontrèrent, à l’aide d’observations et de calculs avérés, que les équinoxes étaient en décalage d’environ dix jours et que cet écart engendrait naturellement des complications dans le calcul de détermination de la date de la fête de Pâques [5]. Le calendrier grégorien a donc procédé à plusieurs ajustements du calendrier julien, introduisant pour ce faire une règle plus rigoureuse pour les années bissextiles. En prévoyant dans certains cas le saut d’une année bissextile, le nouveau système permettait en effet de réaligner le calendrier sur l’année solaire et par-là même d’éliminer les divergences qui affectaient le calendrier julien. De telles corrections ont ainsi permis de réduire l’écart entre l’année civile et la durée réelle de l’orbite de la Terre autour du Soleil. L’un des principaux arguments en faveur du calendrier grégorien, qui sera celui mis en avant par le mathématicien et astronome jésuite allemand de grand renom, Christophorus Clavius (1538 – 1612), ressort donc de sa précision dans la prédiction des phénomènes astronomiques, tels que la date des équinoxes et des solstices, le système dérivé des données d’observation à l’appui du nouveau calendrier universel correspondant plus étroitement aux mouvements réels du Soleil et des étoiles.
Profil du révisionnisme byzantin
Le révisionnisme peut revêtir de nombreuses facettes, allant de la remise en question des récits fondateurs (remise en question incontestablement justifiée dans certains cas), à la négation pure et simple, ou encore à une plus subtile déformation d’événements historiques dont la factualité est déjà amplement établie. Les révisionnistes byzantins sont particulièrement rompus à « l’art » d’utiliser ou de manipuler de manière sélective telle ou telle composante historique pour étayer leurs arguments, au lieu de se livrer à une analyse rigoureuse et objective des sources. C’est surtout le cas lorsqu’il s’agit de s’en prendre ouvertement à l’histoire et aux doctrines de l’Église catholique et romaine, objet fantasmé de la haine pleine d’ignorance et des délires syncrétistes de ses nombreux ennemis et détracteurs. En se concentrant sur les mythes noirs véhiculés à l’envi contre « l’Église romaine », contre la papauté et contre la véracité historiographique de son témoignage, universelle à travers les âges, le révisionnisme byzantin s’octroie le droit imaginaire de se penser à l’abri des errances de sa propre interprétation de l’histoire, pas toujours très en phase avec les prétentions d’un système religieux faisant profession « d’orthodoxie ».
Sans surprise, les révisionnistes contemporains d’inspiration byzantine postulent la véracité purifiée et purifiante de leur version de l’histoire pour justifier leur hostilité envers Rome et sa prétendue « falsification de l’histoire ». De fait, ils se situent dans la lignée des premiers révisionnistes byzantins qui avaient déjà adopté une attitude de défiance particulièrement venimeuse envers l’Église catholique et le pontife romain, les considérant comme une menace active et durable pour la souveraineté de l’Empire byzantin.
Le révisionnisme byzantin se distingue par un penchant anticatholique particulièrement prononcé (la lecture de l’article précité le fait ressortir assez clairement). De nombreux révisionnistes de cette obédience se font volontiers les alliés des dénonciations préférées du protestantisme envers l’Église catholique, qu’ils considèrent comme une institution entachée de corruptions multiformes et éloignée des « véritables enseignements » de l’Église primitive (dont « l’orthodoxie » serait la continuation fidèle). Les principaux fondements de ce révisionnisme byzantin comprennent, sans nous attarder ici dans de trop nombreux détails, les éléments suivants :
- Postulation d’une version glorifiée de l’Empire byzantin, présenté comme un État suprême et éternel, comme une civilisation florissante ayant largement contribué au développement de la culture européenne. Ce préjugé révisionniste s’appuie sur la conviction fantasmée de la supériorité de la civilisation de l’Empire romain d’Orient sur celle de son homologue occidental.
- Réécriture de l’histoire de l’Empire byzantin, les révisionnistes ayant cherché à effacer les erreurs et les faiblesses du passé, en particulier celles qui auraient pu porter préjudice à la dynastie en place. Ils ont également cherché à mettre en avant les succès de l’Empire, en particulier ceux de la dynastie macédonienne.
- Rejet de la doctrine de la primauté pontificale, tenant que l’évêque de Rome occupe une position privilégiée et unique d’autorité de chef visible de l’Église universelle. Les révisionnistes byzantins allèguent que cette notion de papauté en tant que juridiction universelle n’est que le fruit d’un développement ultérieur (elle ne serait apparue qu’au Moyen-Âge) et qu’elle déroge à la conception que l’Église primitive se faisait de l’autorité ecclésiastique et du ministère de Pierre établi à Rome.
- Par contraste, les révisionnistes byzantins déclarent que c’est le patriarcat de Constantinople qui détient le véritable héritage de la tradition apostolique et la primauté sur l’Église d’Occident.
- Rejet de la doctrine, pourtant ô combien biblique, du Purgatoire (2 M 12, 45-46 ; Mt 5, 25-26 ; 1 Co 3, 13-15 ; He 12, 23). Les révisionnistes byzantins estiment en effet que cette dernière représente une « innovation » ne faisant pas partie du dépôt originel de la foi.
- Rejet du concept de « schisme grec » : les révisionnistes byzantins soutiennent que la séparation de l’Église orthodoxe orientale et de l’Église catholique romaine ne constitue pas un schisme, mais résulte plutôt des différences théologiques et culturelles entre les deux Églises.
- Justification des différences doctrinales entre les deux institutions, en présentant l’Église orthodoxe comme étant la « véritable Église chrétienne » ; et en cherchant à minimiser l’importance de Rome et du pape dans l’histoire de l’Église.
- Rejet du Filioque, considéré par les révisionnistes byzantins comme un ajout étranger (plutôt qu’une précision dogmatique) au symbole de Nicée-Constantinople par l’entremise de l’Église occidentale. Ces mêmes révisionnistes soutiennent encore que la mention ajoutée de ce « et du Fils » constitue une altération illégitime du texte original du symbole et par conséquent une violation de la « foi orientale » (ratifiée par les Églises chalcédoniennes).
- Exagération et critique tendancieuses du rôle joué par l’Église romaine dans la chute de l’Empire byzantin (exonéré de toute responsabilité de corruption interne) : les révisionnistes byzantins avancent que l’Église latine a activement contribué au déclin et à la chute de l’Empire byzantin, en particulier lors de la quatrième croisade de 1204, lors de la mise à sac de sa capitale, Constantinople.
- Dénonciation des croisades, que les révisionnistes byzantins considèrent comme une tentative agressive et injustifiée de « l’Église occidentale » d’imposer son autorité au monde chrétien oriental.
- Dépassement des récits hagiographiques traditionnels (dont les historiens catholiques auraient plus ou moins « fabriqué » le contenu dans un effort de contrôle narratif par des histoires édifiantes, mais « inexactes » et « tendancieuses ») ; et valorisation des événements et des personnages byzantins négligés ou dépréciés par l’historiographie occidentaliste.
- Critique à l’égard de l’occidentalisme anti-byzantin qu’incarnerait d’abord l’Église catholique (au moins dans sa version pré-Vatican II, prétendument fermée aux « traditions », aux « coutumes » et à la « spiritualité orientale ») ; et que perpétuerait aujourd’hui l’empire des forces du mondialisme – puisque, dans cette manière de penser, il est impossible de décrier le mondialisme sans incriminer l’Église catholique (telle que la conçoivent ses adversaires, qui ne savent que l’identifier avec sa contrefaçon moderniste, covidisante et vouée au culte écolo-idolâtre de Gaïa, de concert avec les autres instances de ce système de gouvernance mondiale indissociable du royaume marchand de Mammon).
- Accent placé sur la continuité entre l’Empire byzantin et la Grèce moderne : les révisionnistes byzantins considèrent que la Grèce moderne représente le successeur légitime de l’Empire byzantin ; et que l’héritage culturel et historique de ce dernier continue d’influencer l’identité grecque moderne.
Le penchant « wokiste » du révisionnisme byzantin
À la suite de la réforme du calendrier grégorien, la plupart des pays occidentaux ont adopté le nouveau système de calendrier. Mais les grecs « orthodoxes » ont rejeté ce qu’ils considéraient n’être qu’une innovation papale arbitraire – le problème principal de « l’orthodoxie » grecque tenant à son rapport, faussé à la racine, avec l’autorité du successeur de Pierre. Certains pays donc, sous influence « orthodoxe » orientale, ont résisté au changement et ont continué à utiliser le calendrier julien (introduit par Jules César en 45 avant J-C.), décalé de treize jours par rapport à l’année solaire. Ce retard dans l’adoption du calendrier grégorien est mis en avant par certains comme un « révisionnisme byzantin » bienfondé, une manière de rejeter une réforme introduite par le monde chrétien latino-occidental d’obédience « papiste » et d’affirmer l’indépendance de l’Église orientale dite « orthodoxe », se targuant d’une primauté et d’une authenticité que les faits théologiques et l’histoire démentent en réalité (nous y reviendrons dans un essai traitant de la querelle du Filioque, dans un chapitre à suivre). Il convient néanmoins de préciser que la décision de s’en tenir au calendrier julien ne répondait pas uniquement à des considérations d’ordre religieux ou culturel, mais également à des considérations d’ordre pratique et politique.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « révisionnisme byzantin » désigne donc la tendance des historiens et des théologiens d’obédience byzantine à réécrire l’histoire de manière à servir les intérêts historiques et théologiques de l’Empire byzantin et de l’Église dite « orthodoxe ». Ce révisionnisme a commencé à se manifester dès le IXe siècle, sous le règne de l’empereur Basile Ier, à l’heure des hostilités et des luttes de pouvoir opposant l’Empire byzantin et le Saint-Empire romain germanique. Pour rappel, l’Empire byzantin, également connu sous le nom d’Empire romain d’Orient, a existé du IVe siècle jusqu’à la chute de Constantinople en 1453. Les faits historiques de son origine obligent donc à tempérer les imaginations et les prétentions orientalistes censées conférer le sceau indélébile de « l’authentique antiquité chrétienne » prônée par la lecture byzantine anticatholique et anti-romaine.
Le révisionnisme byzantin consiste, en vérité, en une réinterprétation de l’histoire et de l’héritage de l’Empire byzantin, conformément à l’état d’esprit anticatholique qui prévaut à la fois chez un grand nombre d’historiens occidentaux dits « progressistes » et chez les schismatiques dits « orthodoxes » (curieuse alliance). Il implique le réexamen des documents historiques, des sources et des récits relatifs à cet empire dans le but de réévaluer sa signification et de remettre en question les interprétations établies (comprendre « occidentales ») en matière de rayonnement de l’Empire byzantin sur l’ensemble de la civilisation européenne, selon la logique d’une sorte de mouvement théologique « wokiste » axé sur une primauté orientale imaginée et conforme à la vision du monde « orthodoxe » de persuasion grecque. Outre la controverse des calendriers, le révisionnisme byzantin englobe donc divers aspects, y compris l’histoire politique, les exploits militaires, les faits religieux, les contributions culturelles et les structures sociales qui ont caractérisé l’Empire byzantin. Force est de constater que l’heure du révisionnisme aujourd’hui – au moins de certaines formes révisionnismes, dont celui qui nous intéresse spécifiquement ici – s’accommode assez bien du « wokisme » ambiant, de ses imaginations et de ses prétentions pseudo-intellectuelles qui, tôt ou tard, sont inexorablement jaugées et pourfendues par le réel.
Beaucoup d’opinions se forgent de nos jours à l’ombre d’un anti-latinisme aussi viscéral qu’imprudent et par trop inculte. Mais une telle position n’immunise pas magiquement la tradition byzantine elle-même contre la falsification et la fabrication que la deuxième partie de l’article susmentionné voit partout dans l’histoire et dans les documents du christianisme latinisé, à partir de son hypothèse d’après laquelle “the history of the first millennium is heavily distorted.” [« l’histoire du premier millénaire subit une lourde distorsion »]
Défense scientifique du calendrier grégorien
Revenons maintenant sur la controverse calendaire initiale, en rappelant que l’adoption corrective du calendrier selon la réforme grégorienne n’invalide pas la tradition scripturaire des Apôtres (selon une accusation byzantine infondée). Les schismatiques grecs sont enclins à amplifier la bataille censée opposer l’héritage scientifique alexandro-romain, qu’ils vénèrent, à celui, qu’ils méprisent, des astronomes romains postérieurs (de l’Italie catholique du XVIe siècle) – particulièrement Christophorus Clavius. Or, là aussi, la qualité factuelle de leurs arguments anti-grégoriens en prend un sérieux coup dans l’aile, si l’on veut bien faire justice aux travaux du savant ecclésiastique [6], que nous allons ici brièvement rappeler et expliquer.
Le calendrier romain était basé sur un cycle lunaire d’à peu près 29,5 jours, ce qui se traduisait par une année plus courte que l’année solaire, par un différentiel d’environ onze jours. Les mois et les saisons s’en trouvaient donc décalés au fil du temps. César sollicitera les services de l’astronome grec d’Égypte ptolémaïque, Sosigène d’Alexandrie, en vue de remédier à ce problème de désalignement progressif. Sosigène, assisté d’autres astronomes et mathématiciens alexandrins et romains, entreprendra dès lors l’élaboration de ce qui deviendra, au 1er siècle avant J.-C., le calendrier julien. Pour déterminer la durée de l’année solaire, Sosigène et ses confrères étudieront en premier lieu le positionnement et le mouvement du Soleil, pour calculer de façon simple le temps nécessaire à son retour à la même position. Leurs observations ne manqueront pas non plus de prendre en compte le mouvement de la précession des équinoxes (nous allons revenir sur la nature et l’importance dynamique du mouvement de précession). C’est à partir de ces observations qu’ils approcheront la durée de l’année solaire pour l’établir à environ 365,25 jours.
Plusieurs siècles plus tard, dans son Novi calendarii romani apologia, Clavius fournira de nombreux calculs détaillés destinés à étayer l’exactitude du nouveau calendrier grégorien. L’une des questions clés qu’il en vient à souligner, par contraste, tient au problème posé par le calendrier julien, comportant une année bissextile survenant, sans exception, tous les quatre ans. Résultat, malgré les efforts et les effets jugulateurs des modifications apportées par Sosigène d’Alexandrie et ses confrères sous César : une désynchronisation progressive du calendrier par rapport à l’année solaire, avec un écart d’environ 11 minutes et 14 secondes par an ! Au fil du temps, cet écart s’accumule forcément, donnant lieu à une déviation suffisamment conséquente pour affecter les calculs relatifs à la détermination du calendrier et de la bonne marche sociale des événements qui s’y rapportent, à commencer par la célébration des fêtes religieuses.
Quelques démonstrations tirées de la géométrie et de l’observation
Pour plaider en faveur de l’introduction de ce nouveau calendrier, l’astronome jésuite chevronné a fourni plusieurs démonstrations scientifiques notables. Il commencera par calculer la durée du temps qu’il faut à la Terre pour effectuer une orbite autour du Soleil par rapport à l’équinoxe de printemps [7], distinguant année civile (plus courte) et année « équinoxiale » ou « tropicale » (plus longue), en procédant sur la base de la relation suivante :
T = 365,2425 + 0,0003x – 0,00000015x2, (1)
T dénotant la durée de l’année dite équinoxiale/tropicale en jours et x le nombre d’années écoulées depuis un point fixe dans le temps (Clavius prenant pour point fixe de choix l’année 1600).
Reprenant d’abord les observations des astronomes antiques Hipparque (190 – 120 av. J.-C) et Ptolémée (100 – 170), il déterminera finalement, moyennant (1), la durée de l’année équinoxiale/tropicale en l’an 1600 comme étant très exactement de 365,2422 jours – ou 365 jours, 5 heures, 49 minutes et 16 secondes [8].
Clavius s’appuiera ensuite sur cette valeur précise pour déterminer les dates des équinoxes et des solstices. Sa stratégie géométrique habile et avisée consistera à utiliser le fait que les équinoxes se produisent lorsque la Terre se trouve à un point de son orbite où le plan de l’équateur se situe dans un rapport exactement perpendiculaire à la ligne reliant la Terre et le Soleil ; tandis que les solstices se produisent lorsque la Terre se trouve à un point de son orbite où le plan de l’équateur se situe dans un rapport exactement parallèle à la ligne reliant la Terre et le Soleil.
La durée moyenne de l’année civile, moyennant la correction bissextile, est donc aisément calculée comme suit :
(3 × 365 + 366) /4 = 365,25 jours. (2)
D’où notre ensemble calendaire quadriforme de trois années civiles d’une durée de 365 jours et d’une année quadriennale d’une durée de 366 jours.
La démonstration permettra en outre de vérifier que les équinoxes avançaient de ces quelque 11 minutes par an mentionnées plus haut, déphasage cadrant exactement avec les imprécisions découlant du calendrier julien. Le savant jésuite démontrera encore la pertinence d’une réforme du calendrier en comparant les discordances des dates de l’équinoxe de printemps survenant dans différentes villes, avec toutes les conséquences fâcheuses que de telles divergences ne pourraient qu’engendrer au regard du besoin de fixation précise de la date de Pâques en chrétienté. Il se fera dès lors l’apôtre persistant et pénétrant de la nécessité de passer à un calendrier universel en vue de pallier de tels problèmes, la résolution desquels passerait par un travail de rigueur scientifique à lui seul capable de garantir la cohérence du calcul de la date de la fête religieuse la plus importante de l’année liturgique, celle de la Résurrection !
Partant donc du fondement d’une bonne théorie se confrontant à l’observation, Clavius emploiera des instruments astronomiques alors suffisamment précis – tels que les quadrants et les gnomons – lui permettant d’observer le moment exact où le Soleil traverse l’équateur céleste aux équinoxes de printemps et d’automne. Il aura ainsi été capable de déterminer la durée de l’année tropique et le moment précis des équinoxes, données essentielles d’un calendrier durablement précis.
Il calculera également la différence entre le jour solaire moyen et le jour solaire apparent. Le jour solaire apparent correspond au temps que met le Soleil à recouvrer la même position dans le ciel, telle qu’observée depuis la Terre. Le jour solaire moyen correspond à la durée moyenne d’un jour sur une longue période. Clavius se servira en outre de l’année tropicale moyenne et de l’équation solaire pour calculer, comme suit, les moments des équinoxes et des solstices :
- Équinoxe de printemps (le Soleil se trouve directement au-dessus de l’équateur et le jour et la nuit ont la même durée) : 21 mars + (23h 30m) × (0,0004 + 0,04167 × n), où n dénote le nombre d’années depuis le point de départ de la période julienne (fixé au 1er janvier 4713 av. J.-C., selon le cycle de Scaliger [9]).
- Solstice d’été (le jour le plus long de l’année dans l’hémisphère nord) : 21 juin + (23h 30m) × (0,0004 + 0,04167 × n), où n dénote le nombre d’années depuis le début de la période julienne.
- Équinoxe d’automne : 21 septembre + (23h 30m) × (0,0004 + 0,04167 × n), où n dénote le nombre d’années depuis le début de la période julienne.
- Solstice d’hiver (le jour le plus court de l’année dans l’hémisphère nord) : 21 décembre + (23h 30m) × (0,0004 + 0,04167 × n), où n dénote le nombre d’années depuis le début de la période julienne.
L’équinoxe de printemps se produit lorsque le Soleil se trouve à l’intersection du plan écliptique (celui que forme l’orbite terrestre autour du Soleil) et de l’équateur céleste ; l’équinoxe d’automne se produit quant à lui lorsque le Soleil se trouve à l’intersection opposée. Le solstice d’été survient lorsque le Soleil parvient à son point le plus haut dans le ciel ; le solstice d’hiver lorsque le Soleil parvient à son point le plus bas dans le ciel. Nous devons à Clavius, moyennant ses calculs du mouvement moyen du Soleil et de ce qu’on appelle l’équation du temps [10], la détermination précise des dates et des heures de ces évènements astronomiques cruciaux, faute de laquelle il s’avère très difficile de faire correspondre sur le long terme nos procédés calendaires au rythme des saisons, comme en attestent les déviations pré-grégoriennes.
Brefs rappels sur le mouvement de précession
L’équation de précession d’un objet en rotation décrit le mouvement de la direction de l’axe de rotation d’un corps en révolution autour d’un point fixe. On peut la dériver à partir des équations du mouvement d’un objet rigide en rotation et l’exprimer comme suit :
dΩ/dt = (τz/Iz) ∙ sin(θ), (3)
où dΩ/dt dénote la dérivée temporelle de la vitesse angulaire Ω de l’objet (Ω ≡ dθ/dt) ; où τz dénote le moment de force s’exerçant autour de l’axe de rotation des z ; où Iz dénote le moment d’inertie de l’objet autour de ce même axe des z ; et où θ enfin dénote l’angle formé entre ce même axe des z et la direction de la force appliquée extrinsèquement.
Cette équation montre que la vitesse de précession d’un objet en rotation est 1) proportionnelle à la fois à la force extérieure et à la distance à laquelle elle est appliquée par rapport à l’axe de rotation ; et 2) qu’elle est inversement proportionnelle au moment d’inertie de l’objet s’exerçant autour de l’axe de rotation. La précession constitue donc le mouvement de giration de l’axe de rotation lui-même et non pas celui de l’objet autour de son axe de rotation.
On peut simplifier (1) comme suit :
dL/dt = τ, (4)
où L (≡ I ∙ ω) dénote le moment angulaire d’un objet ; t le temps donné (la dérivée temporelle de cette fonction est donc dénotée dL/dt) ; et τ le moment de force agissant sur cet objet quelconque. Cette relation met simplement en exergue le fait général que le moment angulaire d’un objet en rotation change en réponse à un moment de force extérieure. C’est donc la force de gravité s’exerçant sur le centre de la masse qui produit le moment de force τ dans la direction perpendiculaire au moment angulaire L de l’objet. Le sommet de celui-ci, en changeant de direction, subit une précession par rapport à l’axe des z, sans que la grandeur du moment angulaire L n’en soit d’elle-même perturbée. La modification effective de la grandeur de L relève de l’application, en soi extrinsèque, d’un moment de force τ.
Dans le cas particulier de la précession de la Terre, les équations de précession vont se complexifiant à mesure qu’elles impliquent davantage d’effets, tels que la précession de Chandler, la nutation et la précession des équinoxes (déjà partiellement prise en compte par les astronomes Alexandro-romains au 1er siècle av. J-C. ; et, bien sûr, par Clauvius au XVIe siècle, les prenant en compte intégralement), les perturbations J2 (de deuxième harmonique zonale) du potentiel gravitationnel de la Terre… Ces effets de précession sont principalement induits par l’influence gravitationnelle du Soleil et de la Lune sur la rotation de la Terre.
La précession de l’axe de rotation de la Terre
La précession de l’axe de rotation de la Terre consiste en un déplacement cyclique de cet axe autour de la normale au plan de l’écliptique, mouvement de nature giratoire résultant de l’attraction gravitationnelle, donc du moment de force du Soleil et de la Lune sur le renflement équatorial terrestre – l’effet de la force centrifuge due à la rotation de la Terre et à la distribution inégale de sa masse interviennent donc également. Savoir en tenir compte comme l’ont fait les astronomes avec différentes fortunes de précision depuis l’antiquité témoigne de l’étonnante perspicacité et ingéniosité de l’homme en matière d’observation céleste. À dire vrai, à l’encontre des élucubrations spécistes de plus en plus mises en avant en ces temps de faux « éveil » woko-égalitaire, voilà quelque chose qui distingue de manière manifeste l’humanité des espèces exclusivement animales, rivées en permanence sur une optique horizontale pulsionnelle les confinant aux lois du monde de l’instinct, en cela intrinsèquement étrangers au raisonnement et à la contemplation portant sur les mouvements des cieux, ainsi qu’à l’élaboration intriquée de calendriers à des fins d’abord religieuses et métaphysiques. L’homme, ce pont entre le visible et l’invisible, est décidément bien un être unique, ce que la pensée, les calculs, et le culte rendu à Dieu dont nous parlent les calendriers ne cessent de confirmer, avec une éloquence et une flagrance intelligible qui condamnent à raison l’odieuse surdité de notre époque si abâtardie.
Revenons à la beauté des mouvements de précession, avec celui, d’abord, de l’axe de rotation de notre non moins belle planète bleue effectuant une giration complète de 360 degrés en un peu moins de 26 000 ans (25 765 ans). Nous pouvons en rendre compte comme suit :
dψ/dt = – k ∙ sin(ψ) – ε ∙ sin(2ψ) – Δψ(t), (5)
où dψ/dt dénote la variation de l’angle ψ (la dérivée de celui-ci en fonction du temps t) qui se forme entre l’axe de rotation de la Terre et une direction fixe dans l’espace (les étoiles fixes) ; k une constante impliquée par la masse et la distance solaire ; ε une constante impliquée par la masse et la distance lunaire ; et où Δψ(t) fait office de terme périodique tenant compte des effets plus subtils des autres corps célestes sur la précession terrestre.
On peut donner à l’expression mathématique de la précession de l’axe de rotation de la Terre plusieurs formes utiles en fonction du nombre de paramètres qu’on voudra introduire. Clavius lui-même jouera sur plusieurs registres d’analyse anticipant la mise en œuvre future d’équations différentielles permettant la résolution numérique et la prédiction précise du mouvement de l’axe de la Terre dans le temps. Y parvenir, comme il le fit déjà en son temps sans l’assistance des outils plus fins de la théorie différentielle, ne fait que mieux ressortir le formidable aboutissement de son intervention scientifique aux côtés et en union avec l’évêque de Rome, au profit de la chrétienté (alors encore désignable comme telle) et de la société civile au sens large.
Par exemple, on pourra complexifier différentiellement la géométrie déjà correctement envisagée par Clavius pour parvenir à déterminer avec précision les dates des équinoxes et des solstices. On introduira la constante K, subsumant les effets gravitationnels du Soleil et de la Lune. La dérivée de l’angle de précession de l’axe de rotation de la Terre variera donc en fonction du temps t, de l’obliquité ε du plan écliptique, et de l’angle θ qu’il forme avec le plan orthogonal :
dψ/dt = (K/ε) ∙ [sin(ψ) ∙ cos(ε) – tan(θ) ∙ sin(ε)]. (6)
La précession des équinoxes
La variation de la position des équinoxes dans le temps est une conséquence directe de la précession de l’axe de rotation de la Terre. Les astronomes chaldéens et babyloniens, tout comme le grand Hipparque, avaient déjà pris note des effets de cette précession équinoxiale, inséparable de la précession axio-terrestre. On l’a rappelé plus haut, lorsque l’axe de la Terre précède, il trace un cercle sur la sphère céleste tous les 26 000 ans. Ce cercle traverse l’équateur céleste en deux points qui délimitent l’équinoxe de printemps et l’équinoxe d’automne. La précession de l’axe de rotation de la Terre amène donc ces deux points à se déplacer lentement vers l’ouest le long du plan écliptique, lequel correspond à la trajectoire apparente du Soleil dans le ciel. L’emplacement des équinoxes sur la sphère céleste semble en conséquence se déplacer d’une année à l’autre par rapport aux étoiles fixes. Ce sont ces variations graduelles de l’obliquité du plan écliptique qui traduisent ce qu’on appelle la précession des équinoxes. Quantitativement, il s’agit donc d’arriver à une expression capable de décrire le lent mouvement périodique vacillant (sinusoïdal) de la direction de l’axe de rotation de la Terre dans l’espace et modifiant par-là la position des équinoxes par rapport aux étoiles. NB : par position des équinoxes on entend, comme on l’a noté plus haut, les points où le plan écliptique intersecte l’équateur céleste.
Sous forme de dérivée temporelle, on pourra donc traduire ainsi la précession des équinoxes :
dP/dt = – k ∙ sin(ε), (7)
k dénotant la « constante de précession » et ε l’obliquité du plan écliptique. On déterminera k comme l’ensemble des effets gravitationnels exercés sur la Terre par le Soleil et la Lune :
k = (3/2) ∙ (R2/G) ∙ J2 ∙ (M/m) ∙ (a/R)2, (8)
où R dénote le rayon moyen de la sphère terrestre ; G la constante gravitationnelle ; J2 le second coefficient harmonique zonal de la Terre ; M et m les masses respectives de la Lune et de la Terre ; a le demi-grand axe de l’orbite de la Lune autour de la Terre.
Plus fondamentalement, on pourra modéliser cette précession équinoxiale en s’attachant à calculer l’angle θ de précession lui-même ; ou encore la variation de longitude Δλ du point vernal :
Δλ = A ∙ cos(2πt/T + B), (9)
où Δλ dénote le point de recoupement du plan écliptique et du plan équatorial à l’équinoxe de printemps ; où A et B sont des coefficients variables déterminés sur la base d’observations empiriques ; où t dénote le temps écoulé depuis une époque de référence choisie ; et où T dénote la période de précession des équinoxes.
Remarques conclusives
Dans quelle mesure le révisionnisme byzantin accusant l’histoire de l’Église (réduite à son identité occidentale) de diffuser des « fausses nouvelles » est-il tombé dans le piège de son propre jeu diffamatoire et inconsciemment auto-réflecteur ? La véritable histoire, qui ressort en dernière instance de l’intention de son premier Auteur et moteur, en jugera à l’heure des comptes irrévocables (n’en déplaise aux a priori athées du conte de fées matérialiste aujourd’hui soutenu à bout de bras par un monde évolutionniste de plus en plus crevard). Ce que montre le démêlé calendaire, c’est que l’histoire en a déjà en partie jugé, la mesure du bien-fondé et de l’exactitude ayant motivé et entériné la réforme grégorienne attestant, contre les grossièretés anticléricales habituelles, de la qualité factuelle de l’office scientifique qu’exerce l’Église du Christ, non seulement en matière d’interprétation des données surnaturelles excédant la raison naturelle, mais encore en matière de données à la portée de la connaissance naturelle (ici, de données astronomiques précisément interprétées et justifiant une décision pontificale dont nous bénéficions jusqu’à ce jour, en science comme en religion). Vous avez-dit affaire Galilée [11] ?
Il est finalement intéressant de se rappeler que la défiance byzantine vis-à-vis de l’adoption du calendrier grégorien par l’Église « occidentale » rejoint par ailleurs le point de vue des premiers temps du protestantisme au XVIe et au XVIIe siècles, qui y voyait également une conjuration et une « perversion papale » (une de plus). Ces acteurs de la conjuration anticatholique continuent et continueront d’aboyer… La Barque salutaire de Pierre n’en passe pas moins son chemin, indéfectible, même au milieu des plus redoutables tempêtes.
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[1] https://www.unz.com/article/how-fake-is-church-history/.
[2] En effet, peut-on bien pousser le scepticisme jusqu’à prétendre que la vérité n’existe pas, sans tomber dans la contradiction manifeste suivante du sceptique absolutiste et pour le moins naïf de sa propre idole absolutisée : « Je tiens et déclare pour vrai que la vérité n’existe pas ! » ?
[3] Dont l’auteur a par ailleurs rédigé une version amendée, en français, intitulée : Une vision byzantine de la Russie et de de l’Europe.
[4] Nous verrons que ce sont les observations et les calculs principalement menés par Christophorus Clavius qui ont jeté les bases scientifiques saines de l’adoption du calendrier grégorien.
[5] Les inexactitudes du calendrier julien sont simplement attestées par l’observation du cycle lunaire.
[6] Notamment consignés dans son Novi calendarii romani apologia (1588).
[7] On désigne cette durée moyenne – celle du temps que met le Soleil pour passer d’un équinoxe de printemps à l’équinoxe suivant – du nom technique d’année « équinoxiale » ou « tropicale ».
[8] Ce surcroît de 0,2422 jour est aujourd’hui un peu plus exactement établi : 5 heures, 48 minutes et 46 secondes.
[9] En référence au chronologiste néerlandais Joseph Scaliger (1540 – 1609) à l’origine d’une période méthodologique de 7 980 ans comprise entre différents événements historiques et obtenue à partir du produit des nombres 28, 19 et 15, ceux des années du cycle solaire au cours desquelles, dans le cadre du calendrier julien, les dates se reproduisent exactement les mêmes jours de la semaine.
[10] Relation qui rend compte de la différence entre le temps solaire moyen et le temps solaire dit « vrai ».
[11] L’original, ayant subi quelques corrections de forme et d’orthographe, peut être consulté au lien suivant :
Du même auteur, sur la tricherie en sciences