Extrait de Libido Dominandi, Sexual Liberation and Political Control, Fidelity Press, 1998, 881 p. Partie I, Chapitre 2.
Paris, 1787
Le 23 juin 1787, alors que l’Illuminatus Bode de Weimar discute avec ses frères maçons à la loge parisienne connue sous le nom de « Les Amis Réunis », un aristocrate français du nom de Donatien Alphonse François de Sade commence la première ébauche de ce qui deviendra l’un des romans les plus influents du dix-neuvième siècle. Sade finira par appeler ce petit livre de 138 pages Justine ou les Malheurs de la vertu et,comme s’il reconnaissait tout le malheur qu’il callait causer, tant à lui-même qu’aux autres, il le désavouera dès le moment de sa naissance. « On imprime actuellement un de mes romans », écrit Sade à Reinaud, son avocat de longue date, alors que la publication du livre est imminente, « mais [c’est] un roman trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux et aussi honnête que vous. . . . Brûlez-le et ne le lisez pas si par hasard il tombe entre vos mains. J’y renonce »[1].
Lorsqu’il commence à écrire Justine, le marquis de Sade, comme la postérité l’appellera, est en prison depuis dix ans. Aucune accusation n’a jamais été portée contre lui. Il n’a jamais été jugé, et encore moins condamné pour un crime. Il était incarcéré en vertu de ce que l’on appelait à l’époque une lettre de cachet, une sorte de mandat d’arrêt qui pouvait être, et ce fut le cas pour Sade, prolongé indéfiniment si le prisonnier était considéré comme une menace pour la société. Et Sade était certainement considéré comme tel, en particulier par sa belle-mère, connue, peut-être en raison du pouvoir qu’elle avait exercé sur lui pendant pratiquement toute sa vie d’adulte, sous le nom de « La Présidente ». Madame Montreuil considérait Sade comme un monstre, et dans ce jugement, elle n’était probablement pas loin de la vérité. Élevé dans une famille aristocratique particulièrement décadente, à une époque particulièrement décadente de l’histoire de France, Sade a incarné tous les vices de sa classe et les a poussés encore plus loin. Lors d’un voyage d’affaires à Marseille, Sade donne à deux prostituées un bonbon censé provoquer des flatulences. Au lieu de cela, les jeunes femmes eurent l’impression qu’elles venaient d’être empoisonnées, ce qui les poussa à aller voir la police et à porter plainte pour sodomie contre Sade et son valet, ce qui, si cela était prouvé, entraînait la peine de mort pour l’auteur.
Plutôt que de faire face aux accusations, Sade s’enfuit en Italie, où il voyage avec son valet, qui joue le rôle de Leporello pour le Don Giovanni qu’était Sade. Sade finira par écrire un livre sur ses voyages en Italie, dans lequel il fustige les Napolitains pour leurs mœurs légères. Il s’agissait d’un exemple classique de l’hôpital se moquant de la charité, mais au moment où le livre sort, les gens avaient des choses plus importantes à méditer.
Si le marquis de Sade n’avait pas été incarcéré sur ordre de sa belle-mère, il aurait probablement poussé ses fantasmes sexuels jusqu’à leur conclusion logique et serait devenu une version moderne de Gilles de Rais, l’un des meurtriers de masse les plus célèbres de France. Nous le savons avec une certaine certitude, car Sade a décrit en détail la trajectoire du vice sexuel dans les 120 journées de Sodome, un ouvrage pornographique qui n’a jamais été achevé. Dans ce livre, qui décrit les permutations de la perversion avec force détails, les passions simples font place aux passions complexes, qui à leur tour font place aux passions criminelles, qui à leur tour font place à l’aboutissement de la pulsion sexuelle lorsqu’elle est détournée de son service à la vie, à savoir les passions meurtrières qui mènent à la mort.
Grâce aux efforts de sa belle-mère, le marquis de Sade a été détourné d’une vie sexuelle de plus en plus violente, de plus en plus criminelle et, de ce fait, certaines jeunes Françaises ont probablement vécu plus longtemps qu’il ne leur aurait été permis autrement. L’inconvénient des efforts de La Présidente est que le marquis de Sade, à la suite de son incarcération de treize ans à la toute fin de l’Ancien régime, est devenu un homme de lettres et, en sublimant ses passions sexuelles meurtrières, les a transformées en un paradigme plus puissant pour la corruption des générations futures. En effet, si quelqu’un peut prétendre avoir tiré le premier coup de feu de la révolution sexuelle, c’est bien le marquis de Sade. Et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que la révolution sexuelle est, sinon synonyme de révolution au sens moderne du terme, du moins contemporaine de celle-ci, et que c’est au marquis de Sade que revient la distinction, d’ailleurs douteuse, d’avoir déclenché la Révolution française. En revanche, la révolution sexuelle n’est pas synonyme de péché sexuel, qui existe depuis que les organes sexuels existent chez des hommes dont la raison, et non l’instinct, déterminait la manière dont ils doivent être gérés. La révolution sexuelle est quelque chose de légèrement différent du vice sexuel, bien qu’elle soit certainement basée sur celui-ci. La révolution sexuelle est la mobilisation politique du vice sexuel. À cet égard, elle diffère également de la séduction, qui est la manipulation du vice sexuel à des fins politiques moins globales ; elle diffère également de la prostitution, qui est la manipulation du vice sexuel à des fins financières. La révolution sexuelle utilise ces deux éléments, mais à une échelle plus globale.
On pourrait soutenir que l’histoire de Samson et Dalila est un exemple précoce d’utilisation du sexe à des fins politiques, mais là encore, il ne s’agit pas de révolution sexuelle dans la mesure où la passion sexuelle était utilisée sur une base limitée, visant ce que les Philistins percevaient comme le talon d’Achille d’un ennemi particulièrement puissant. On pourrait soutenir que les régimes de « fertilité » de l’Antiquité au Moyen-Orient, fondés sur les cultes de Baal et d’Ashtoreth, étaient des exemples de libération sexuelle en tant que forme de contrôle politique. Les auteurs hébreux les considéraient certainement comme tels et mirent en garde le peuple hébreu contre leurs dangers à plusieurs reprises, avertissements qui restèrent le plus souvent lettre morte. Mais la question de savoir si ces régimes avaient été instaurés à la suite d’une « révolution sexuelle » est une question dont la réponse se perd dans la nuit des temps.
Le cas du marquis de Sade, et par extension de la révolution sexuelle qu’il a contribué à mettre en place, est différent. Ses origines ne se perdent pas dans un passé mythique, mais sont documentées avec une clarté d’autant plus évidente qu’elles s’inscrivent dans un contexte historique pour le moins rodé. La matrice de son écriture est la même que celle qui devait provoquer le cataclysme qui a inauguré l’ère moderne, la Révolution française. Les mêmes ingrédients menèrent aux deux explosions, et si les deux révolutions restent distinctes, l’une aurait été impensable sans l’autre. Il n’y a pas de « libération » sans révolution. De même, le concept de « libération » rend toutes les révolutions possibles. La révolution est la « libération » mise en pratique. La révolution sexuelle ne fait pas exception à cet égard. Elle s’est produite en France parce que la moralité en matière de coutumes sexuelles était notoirement affaiblie et qu’à un moment donné, une misère en entraînant une autre, les masses pour qui les contraintes morales paraissent imposées par d’autres, tentent d’éclaircir leur horizon en adaptant leur morale à leur comportement, après avoir échoué pendant si longtemps à réaliser le contraire.
Le marquis de Sade, à cet égard, était simplement quelqu’un qui agissait conformément à la morale relâchée de l’époque et qui articulait les conséquences psychologiques et politiques de cette façon d’agir. L’événement qui lui permet d’articuler tout cela, c’est la prison. « C’est en prison, écrit Lever, (cette prison qui lui servait à la fois de protection et de limite à sa liberté) que Sade libéra sa langue et forgea son style propre. C’est dans les profondeurs de la solitude, qui l’horrifiait (en elle-même et pour la sanction qu’elle représentait), que l’horreur, transformée en objet de désir, prit naissance : c’est là que naquit l’irrésistible besoin d’écrire, en même temps que le terrifiant pouvoir indomptable d’une certaine langue. Tout devait être raconté. La première liberté est celle de tout dire »[2].
Le 29 février 1784, Sade est transféré de Vincennes à la Bastille, dans la chambre numéro trois d’un donjon ironiquement appelé La Liberté. Quatre ans plus tard, il sera transféré au numéro six, une cellule plus proche des créneaux sur lesquels il peut se promener occasionnellement, mieux éclairée et plus aérée. C’est à la Bastille que Sade écrit ses principaux ouvrages. L’austérité de la vie carcérale à la fin de l’Ancien régime dépendait des moyens financiers du prisonnier, qui était logé à ses frais dans un bâtiment fortifié et pouvait commander ce qu’il voulait manger ou ce qu’il voulait lire. À la fin de l’Ancien régime, les philosophes contrôlaient la culture à tel point que même les prisonniers pouvaient se procurer les ouvrages les plus subversifs. « Sous Louis XVI, raconte Lever, il ne venait à l’idée de personne de refuser aux prisonniers le droit de lire Voltaire[3]. Le marquis de Sade pouvait commander, et commandait, à peu près tous les livres qu’il souhaitait lire, même les plus subversifs. Seules firent exception les Confessions de Rousseau, une interdiction qui le rendait furieux contre sa femme, la personne qui s’occupait de la livraison de sa nourriture et de ses livres.
Sade put cependant lire tous les contes de Voltaire, qu’il connaissait par cœur, ainsi que des romans contemporains comme Les Liaisons dangereuses de Laclos et des textes philosophiques comme le Système de la nature du baron d’Holbach, qui était pratiquement omniprésent dans les bibliothèques des révolutionnaires de la première révolution sexuelle, de Weishaupt à Shelley. Outre les textes habituels du siècle des Lumières, le marquis de Sade lisait également les récits de voyage de l’époque : Le Voyageur français de l’abbé de la Porte, les Voyages de Cook et le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot. Ce dernier ouvrage s’inscrit dans la tradition du relativisme culturel que Margaret Mead rendra célèbre au XXe siècle avec la publication en 1927 de Coming of Age in Samoa [L’Adolescence à Samoa]. Ces livres de voyage ont en commun la tentative non dissimulée de relativiser la morale sur le plan géographique. Finalement, le relativisme culturel qui était soit l’intention des récits de voyage, soit leur effet dans l’esprit de ceux qui étaient déjà dépravés et cherchaient une rationalisation, se retrouve dans des œuvres comme Justine. « La vertu, dit Rodin à l’une de ses jeunes victimes dans un moment de détumescence, n’est pas une sorte de mode dont la valeur serait incontestable, c’est simplement un schéma de conduite, une façon de s’entendre, qui varie selon les accidents de la géographie et du climat et qui, par conséquent, n’a pas de réalité, ce qui suffit à prouver sa futilité. Il n’y a pas sur le globe entier deux races qui soient vertueuses de la même manière ; donc la vertu n’est en aucun sens réelle, ni en aucun sens intrinsèquement bonne, et ne mérite en aucune façon notre vénération »[4].
L’appropriation par Sade des récits de voyage à des fins sexuelles dans Justine éclaire à la fois la topographie de la libération sexuelle et l’ensemble de l’œuvre de Sade en tant que première instanciation de celle-ci. Cela nous permet également de donner une définition provisoire de la libération sexuelle, basée sur les circonstances qui entourent à une époque son géniteur – son inventeur, pour ainsi dire. La libération sexuelle est un amalgame entre la pensée des Lumières, c’est-à-dire la rationalisation basée sur la « science », et la masturbation. La masturbation est l’aboutissement logique de l’incarcération de Sade. Un homme dont l’activité sexuelle était incontrôlable et qui se trouve soudain privé des objets de son plaisir sexuel, va avoir recours au vice solitaire. Mais l’attachement de Sade à la masturbation ne se résume pas à cela, tout comme le lien entre la libération sexuelle et la masturbation n’est pas fortuit. L’activité sexuelle de Sade a été essentiellement masturbatoire dès le début. « Toutes les créatures naissent isolées et sans besoin les unes des autres », écrit-il dans Juliette. Dans un tel monde sexuel, où chaque partenaire sexuel n’est qu’une aide à l’orgasme, un appareil sexuel et un instrument de plaisir, la masturbation est l’essence théorique de toute activité sexuelle. Cette théorie est devenue pratique lorsque le marquis de Sade a été incarcéré en 1777. En l’absence des prostituées qu’il engageait pour stimuler ses fantasmes sexuels, il fut contraint de créer des figures imaginaires qui serviraient la même fin, la masturbation devenant son exutoire sexuel réel et non plus seulement théorique.
Cette combinaison de la pensée des Lumières et de la masturbation ne déterminera pas seulement la dialectique de la vie de Sade en prison, où il lisait et se masturbait, puis lisait et se masturbait encore. Elle deviendra également la structure de sa fiction et, par conséquent, la dialectique déterminante de la libération sexuelle. La libération sexuelle allait devenir la rationalisation des Lumières au service de la masturbation et serait mise en œuvre dans les expressions culturelles ultérieures de la libération sexuelle comme le magazine Playboy, où les photos servaient d’aides à la masturbation et la philosophie de Playboy servait de rationalisation à ce comportement. Une fois que les textes qui ont permis ce comportement se sont suffisamment répandus, la pornographie est devenue un instrument de domination politique ainsi qu’un instrument de profit financier.
Les personnages de Sade débitent des clichés des Lumières sur la morale et la physiologie pour rationaliser les crimes sexuels qu’ils viennent de commettre et qu’ils s’apprêtent à commettre dès qu’ils parviendront à retrouver une érection. Les écrits de Sade, comme la plus grande partie de la pornographie, sont une aide à la masturbation, la sienne et celle du lecteur. En créant des textes comme Justine, Sade a établi le modèle de toutes les versions ultérieures de la libération sexuelle et de la révolution sexuelle. La science, c’est-à-dire le monde compris selon la lecture de Newton par les philosophes, rend la morale et la religion inutiles. Dans le contexte des écrits de Sade, qui est le bon contexte, la science newtonienne devient une justification du plaisir sexuel, en fait son seul véritable attrait. « Quand l’étude de l’anatomie atteindra la perfection », dit Clermont à Thérèse après l’avoir débauchée dans Justine,
« et quand l’anatomie sera perfectionnée on démontrera facilement par elle, le rapport de l’organisation de l’homme, aux goûts qui l’auront affecté. Pédants, bourreaux, guichetiers, législateurs, racaille tonsurée, que ferez-vous quand nous en serons là ? Que deviendront vos lois, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il sera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle sorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le sang ou dans les esprits animaux suffisent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenses »[5].
En d’autres termes, la morale n’est rien d’autre que la dynamique des fluides. Sade pensait que cela serait sans doute prouvé par une future percée de la physiologie matérialiste. En attendant, ses lecteurs peuvent faire comme si cette découverte était acquise d’avance. Tel était l’espoir du marquis de Sade, et tel est toujours l’espoir de ceux qui épousent le projet des Lumières à notre époque. Pris dans son contexte, cependant, le passage trahit l’attrait que la physique newtonienne exerçait sur l’adepte des Lumières. La physique newtonienne rendait la morale inutile parce qu’elle réduisait la complexité de la vie, et toutes ses considérations morales, à un calcul de la matière en mouvement. Ce qui était autrefois un comportement menant au paradis ou à l’enfer a été réduit par les Lumières à quelques calculs simples impliquant la dynamique des fluides. Dans le contexte de sa fiction et de la vie qu’il menait en l’écrivant, les Lumières sont devenues pour le Marquis de Sade une aide à la masturbation, et dans une large mesure, grâce à ses textes, c’est ce qu’elles allaient rester pour des générations de libérateurs sexuels à venir. Deux cents ans plus tard, lorsque l’internet est devenu le principal vecteur de la pornographie, la masturbation restait la clé pour comprendre la libération sexuelle car, comme pour Sade, le libertin considère invariablement ses partenaires sexuels comme des instruments, ce qui fait que même l’activité sexuelle avec d’autres personnes est essentiellement masturbatoire. C’est peut-être la raison pour laquelle Sallie Tisdale, dans son livre Talk Dirty to Me, insiste tellement pour que la masturbation soit synonyme de sexe. Pour elle, en effet, tout rapport sexuel est essentiellement masturbatoire. « En ce sens, écrit-elle, tout rapport sexuel est une masturbation – le corps de l’autre personne est un objet par lequel nous éprouvons un plaisir intense mais entièrement interne, et notre orgasme est un univers créé par nous-mêmes et non partagé… ». C’est peut-être la meilleure explication du fait que les orgasmes de la masturbation peuvent être plus puissants et donner l’impression d’être plus complets physiquement que les orgasmes partagés. Ils sont tout simplement plus sûrs »[6].
L’ipséité du sexe libéré est intensifiée par son horreur de la procréation. « Une jolie fille », dit Madame Saint-Ange à Eugénie dans La Philosophie dans le boudoir, » Une jolie fille ne doit s’occuper que de foutre et jamais d’engendrer. Nous glisserons sur tout ce qui tient au plat mécanisme de la population, pour nous attacher uniquement aux voluptés libertines dont l’esprit n’est nullement populateur ».[7]Ici comme ailleurs, Sade prend les devants en occupant pour l’essentiel tout le terrain. Son mépris pour les organes génitaux féminins est légendaire, ce qui explique aussi son choix de la sodomie comme forme préférée d’activité sexuelle. Mais la préférence sexuelle indique aussi d’autres vérités. La misogynie de Sade est peut-être une haine déguisée de sa mère qui, selon lui, l’avait abandonné dans son enfance, ou bien elle résulte de sa haine inavouée de la belle-mère qui le fit emprisonner pendant treize ans de sa vie, mais elle est aussi une haine de la nature, de la nature féminine en particulier, parce qu’elle est le véhicule d’une vie nouvelle, qui témoigne à sa manière de l’auteur de la vie. Lorsqu’il n’était pas confiné dans sa cellule et limité à la masturbation comme seule forme d’expression sexuelle, Sade s’adonnait invariablement à la sodomie et au blasphème sexuel, impliquant généralement la profanation d’hosties de communion. Dans les deux cas, il s’agit d’un défi à la nature, c’est-à-dire au lien entre l’amour et la vie tel qu’il a été établi par le Créateur. L’utilisation fréquente du terme « Nature » par Sade dans sa pornographie est équivoque, et l’utilisation de ce terme revient à ce que Nietzsche, un lecteur avide de Sade, appellerait plus tard la transvaluation des valeurs. La nature dans son sens traditionnel de finalité est remplacée par la nature dans son sens des Lumières qui signifie tout ce qui est, c’est-à-dire en l’absence de finalité. Dans ce dernier sens, la nature commande toute activité et, puisqu’il en est ainsi, le libre arbitre n’existe pas, de sorte que des termes tels que le bien et le mal deviennent des chimères d’une époque révolue.
Par conséquent, la libération sexuelle devient, de par sa nature même, une forme de domination par laquelle les forts font ce qu’ils veulent des faibles. Le fort étant synonyme de mâle et le faible de femelle dans l’anthropologie de Sade, la « libération » signifie la domination des femmes par les hommes. La libération sexuelle est donc toujours une forme de contrôle, selon laquelle l’idée de la nature comme finalité rationnelle, impliquant le bien et le mal comme expressions de la raison pratique, est remplacée par l’idée de la nature comme force brute. Cela signifie également que toute mise en œuvre panculturelle de la libération sexuelle entraînera une réaction féministe, car les femmes imprégnées de fantasmes gauchistes succombent d’abord à une domination involontaire, puis réagissent avec une rage inchoative lorsque l’ampleur de leur asservissement à la « libération » commence à leur apparaître clairement.
La libération sexuelle, comme l’indique la trajectoire de 200 ans qui précède, tend toujours à la masturbation par le biais de la rationalisation, et à cet égard, les Lumières ont été l’instrument crucial de la révolution sexuelle, tout autant qu’elles ont été l’instrument de la révolution politique en France. Sade a joué un rôle crucial dans ces deux événements. Aldous Huxley, qui n’hésitait pas à expliquer comment la liberté sexuelle pouvait être exploitée à des fins politiques, fait remonter cette tendance au marquis de Sade et à son utilisation de la « philosophie » des Lumières. Dans Justine, l’explication de la véritable nature physique de la morale, comme l’avait prédit d’Holbach, la rend non fonctionnelle, ce qui permet de se « libérer » des contraintes morales. En réalité, l’attrait de la physiologie des Lumières ne réside pas tant dans sa vérité que dans la satisfaction des désirs qu’elle autorise. La fiction de Sade montre clairement que le matérialisme promu par le baron d’Holbach et de la Mettrie n’est qu’une aide supplémentaire à la masturbation.
« La véritable raison pour laquelle le marquis ne voyait ni sens ni valeur dans le monde, écrit Huxley dans Ends and Means, se trouve dans les descriptions de fornications, de sodomies et de tortures qui alternent avec les réflexions philosophiques de Justine et de Juliette. . . Ses disquisitions philosophiques, qui, comme les rêveries pornographiques, ont été écrites pour la plupart dans des prisons et des asiles, étaient la justification théorique de ses pratiques érotiques »[8].
Contrairement à Huxley, Francine du Plessix Gray accepte les fantasmes masturbatoires de Sade en affirmant que la science, telle qu’elle est exposée dans le traité L’Homme-machine de la Mettrie, sape la morale en révélant par hasard la vérité sur l’homme. Pour Gray, qui accepte également les Lumières à leur juste valeur, la raison dicte le comportement, ce qui signifie que Sade avait d’abord compris la vérité des propos de de la Mettrie, avant de la mettre en pratique après avoir réalisé, comme d’Holbach, la véritable nature de la morale en tant que dérivée physique :
Sade s’était également emparé des travaux du philosophe La Mettrie, auteur de L’Homme Machine, publié en 1748. Les vues de La Mettrie sont, par essence, simples et exercent une influence considérable sur les personnages de la fiction de Sade, si ce n’est directement sur leur créateur. L’homme, selon La Mettrie, doit être défini exclusivement par l’observation et l’expérimentation scientifiques. La conclusion de cette méthode était, en toute logique, que la créature humaine est une machine, aussi dépendante du mouvement que l’étaient les machines et les instruments du nouvel âge scientifique des XVIIe et XVIIIe siècles[9].
Après avoir défendu à la fois ses fantasmes masturbatoires et l’appropriation des Lumières en tant qu’aide masturbatoire qu’elles impliquent, Gray est ensuite contrainte de défendre le traitement des femmes par Sade, le transformant en un libéral du XXe siècle en affirmant qu’il n’aurait pas permis que cette philosophie matérialiste soit utilisée comme excuse pour maltraiter les gens. « En résumé, écrit-elle, le matérialiste, convaincu, malgré les protestations de sa vanité, qu’il n’est qu’une machine ou un animal, ne maltraitera pas ses semblables, car il connaîtra trop bien la nature de ces actions, dont l’humanité est toujours proportionnelle au degré de l’analogie prouvée ci-dessus »[10] On peut se demander quelle édition de Sade Gray avait lue. Dans Justine, Sade pousse l’idée de l’homme machine de la Mettrie jusqu’à sa conclusion sexuelle logique lorsqu’il écrit que
« les femmes qui ne sont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plastrons, sont récusables toutes les fois qu’il faut établir un système réel sur cette sorte de plaisir. Y a-t-il un seul homme raisonnable qui soit envieux de faire partager sa jouissance à des filles de joie ? Et n’y a-t-il pas des millions d’hommes qui prennent pourtant de grands plaisirs avec ces créatures ? Ce sont donc autant d’individus persuadés de ce que j’établis, qui le mettent en pratique, sans s’en douter, & qui blâment ridiculement ceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, & cela, parce que l’univers est plein de statues organisées qui vont, qui viennent, qui agissent, qui mangent, qui digèrent, sans jamais se rendre compte de rien ».
Les plaisirs isolés, démontrés aussi délicieux que les autres, & beaucoup plus assurément, il devient donc tout simple alors que cette jouissance prise indépendamment de l’objet qui nous sert, soit non-seulement très-éloignée de ce qui peut lui plaire, mais même se trouve contraire à ses plaisirs : je vais plus loin, elle peut devenir une douleur imposée, une vexation, un supplice, sans qu’il y ait rien d’extraordinaire, sans qu’il en résulte autre chose qu’un accroissement de plaisir bien plus sûr pour le despote qui tourmente ou qui vexe »[11].
Ce passage et d’autres indiquent que la libération sexuelle est un système dans lequel le comportement dicte la raison, et une fois que la raison n’est plus la lumière selon laquelle l’homme agit, la force prend sa place, et la force – pour Mme Gray et d’autres féministes – signifie l’exploitation sexuelle des femmes. Comme Sade l’a parfaitement démontré, la logique interne de la libération sexuelle est toujours la loi du plus fort. La vérité est l’opinion des puissants. Le bien est le désir des puissants. La libération sexuelle est donc, par essence, une forme de contrôle. Dans sa forme la plus naïve et la plus grossière, il s’agit du contrôle des femmes par les hommes. Étant donné que, selon ce point de vue, les femmes sont essentiellement des appareils que l’on stérilise pour éviter qu’une progéniture non désirée ne vienne diminuer le plaisir sexuel, la libération sexuelle est aussi essentiellement masturbatoire. À cet égard, les générations suivantes de partisans de la libération sexuelle sont comme des papillons de nuit qui reviennent à la même flamme, à savoir les textes fondateurs du Marquis de Sade. Ils sont irrationnellement attirés par ces textes, mais ils n’osent pas s’en approcher de trop près, de peur que leur attirance ne soit détruite par la logique brûlante de domination qui se trouve au cœur de ces textes.
« Le philosophe, écrit Sade en utilisant le terme contemporain pour désigner le penseur des Lumières, … ne voyant, ne considérant que lui seul dans l’univers, c’est à lui seul qu’il rapporte tout. S’il ménage ou caresse un instant les autres, ce n’est jamais que relativement au profit qu’il croit en tirer ; n’a-t-il plus besoin d’eux, prédomine-t-il par sa force, il abjure alors à jamais tous ces beaux systèmes d’humanité & de bienfaisance auxquels il ne se soumettait que par politique ; il ne craint plus de rendre tout à lui, d’y ramener tout ce qui l’entoure, & quelque chose que puisse coûter ses jouissances aux autres, il les assouvit sans examen, comme sans remords. — Mais l’homme dont vous parlez est un monstre. — L’homme dont je parle est celui de la Nature »[12]
Dans cette seule phrase « il les assouvit sans examen comme sans remords », Sade nous donne la définition essentielle de la libération sexuelle. C’est l’assouvissement de la passion sans remords selon la philosophie matérialiste que les philosophes ont dérivée de la physique newtonienne. En transformant les hommes en machines, de la Mettrie et Sade transforment immédiatement tout le sexe en masturbation, et une fois que cette transformation se produit, ce n’est qu’une question de temps avant qu’un ingénieur social ne commence à trouver un moyen de mettre cette énergie sexuelle nouvellement « libérée » au service d’un usage financier et politique extrinsèque. Dès que l’homme est libéré, il est contrôlé.
Francine du Plessix Gray tente de domestiquer Sade, une tentative implicite dans le titre de son livre At Home with the Marquis de Sade – mais ne parvient pas à rendre justice au mot « sadisme » qui dérive de la volonté de Sade d’infliger de la douleur et de la cruauté à ses victimes. Gray ne comprend pas non plus la nature essentiellement masturbatoire des écrits de Sade. Le matérialisme n’est pas attirant parce qu’il est vrai, il est vrai parce qu’il est attirant. Son attrait est essentiellement érotique. À cet égard, Huxley est un critique plus sensible que Gray, car il est prêt à admettre la facilité avec laquelle la raison succombe au désir et le rôle que la pensée des Lumières a joué dans ce renversement :
Le philosophe qui ne trouve pas de sens au monde ne se préoccupe pas exclusivement d’un problème de pure métaphysique. Il se préoccupe aussi de prouver qu’il n’y a aucune raison valable pour que lui personnellement ne fasse pas ce qu’il veut, ou pour que ses amis ne s’emparent pas du pouvoir politique et ne gouvernent pas de la manière qu’ils jugent la plus avantageuse pour eux. Les raisons volontaires, par opposition aux raisons intellectuelles, d’adhérer aux doctrines du matérialisme, par exemple, peuvent être essentiellement érotiques, comme dans le cas de La Mettrie (voir son récit lyrique des plaisirs du lit dans La Volupté et à la fin de L’Homme-Machine), ou essentiellement politiques, comme dans le cas de Karl Marx[13].
Au sens propre, des textes comme Justine célèbrent des personnages comme Dolmance et Rodin, qui se sont libérés de la religion et de la morale et qui, par conséquent, s’adonnent à toutes les activités sexuelles sans culpabilité. Le libertin est le véritable homme moral, car, comme l’a dit le baron d’Holbach, « l’homme moral, c’est celui qui agit par des causes physiques, avec lesquelles nos préjugés nous empêchent de nous familiariser »[14] . Prises dans leur contexte, cependant, ces effusions ont pour objet la masturbation. Cela nous amène donc à la dualité au cœur du projet de libération sexuelle, une dualité qui tourne autour de la question de la liberté et de l’esclavage. Le texte exotérique des Lumières et de la libération sexuelle est la libération ; son texte ésotérique, en revanche, est le contrôle. Ce qui apparaît en surface comme le fait de courageux prométhéens se libérant des chaînes de la superstition s’avère, à y regarder de plus près, être un fantasme masturbatoire qui, tôt ou tard, allait être exploité comme une forme de contrôle. Le marquis de Sade a été le pionnier des deux possibilités ; il était à la fois esclave et manipulateur ; il a proposé la libération sexuelle comme moyen d’exercer une hégémonie sur le sexe féminin dans l’intérêt du plaisir sexuel. En ce sens, le libérateur sexuel était aussi le contrôleur. Mais il proposait cette révolution en écrivant des fantasmes masturbatoires, et en ce sens le libérateur sexuel s’ouvrait lui-même au contrôle externe, par l’exploitation de ses propres passions certes, mais aussi par quiconque savait manipuler ces passions. En proposant la libération sexuelle comme le renversement de la loi morale, le marquis de Sade ouvrait donc en même temps de nouvelles perspectives de domination à quiconque savait manipuler les passions. Cette découverte sera lourde de conséquences. Ceux qui ont tenté de suivre ses traces, comme les révolutionnaires en France ou Shelley et sa femme Mary Godwin, ont vite découvert que l’horreur, plus que le plaisir, était la récompense de ceux qui cherchaient à devenir les maîtres de la vie et de la force vitale. Sade apprendra la même leçon. À la fois masturbateur et pornographe, il prend conscience, au cours de la Révolution française, des implications politiques de son œuvre.
Le matin du 2 juillet 1789, Donatien Alphonse François de Sade entre dans une colère noire lorsqu’on lui annonce qu’il ne sera pas autorisé à faire sa promenade habituelle sur les remparts de la Bastille ce jour-là. Sade avait appris de sa femme que les troubles à Paris avaient considérablement augmenté ces derniers temps et le fait d’être confiné dans sa cellule était une confirmation indépendante de ce qu’elle lui avait dit. Le commandant de Launay, qui considérait Sade comme un criminel incorrigible et un révolutionnaire politique, ne pouvait permettre qu’une personne du tempérament de Sade entre en contact avec des foules dangereusement volatiles. En outre, Launay a besoin des créneaux pour leur fonction première, à savoir l’armement. Les créneaux sont désormais occupés par des canons et des barils de poudre noire. La Bastille, qui avait été construite comme une forteresse puis convertie en prison, était en train de revenir à sa fonction première, à savoir défendre non plus la ville mais les quelques détenus restants – criminels, fous et aliénés – contre la foule qui menaçait de les libérer.
Sade n’était pas d’humeur à reporter sa promenade et, confiné dans sa cellule, il fit ce qu’il considérait comme la meilleure chose à faire. Il prend un entonnoir en métal blanc, normalement utilisé pour transporter le contenu de son pot de chambre jusqu’aux douves de la Bastille, et, le portant à ses lèvres, commence à haranguer la foule à l’extérieur à tue-tête, affirmant que les prisonniers sont égorgés par le directeur et les geôliers meurtriers et réclamant l’aide de la foule.
Douze jours plus tard, la foule répond à son appel, mais le marquis n’est plus là pour l’accueillir. À une heure du matin, dans la nuit qui suivit son explosion d’entonnoir, Sade avait été tiré du lit par six gardes armés et emmené à l’asile d’aliénés de Charenton, où il connaîtra plus tard une certaine célébrité en tant que metteur en scène de pièces de théâtre. L’après-midi du 14 juillet, la foule fait irruption dans sa cellule, la Liberté numéro six, et découvre un appartement confortablement meublé, avec une bibliothèque de 600 livres, des gravures et des tapisseries obscènes, ainsi que toute l’œuvre de Sade à ce jour, qui est pillée, c’est-à-dire détruite ou volée par la foule qui espérait le libérer. Le sort du commandant de Launay fut encore moins heureux. Avec le major de Losme-Salbray et son assistant Miray, il fut traîné hors de la Bastille sur la place de Greve et assassiné. Un marmiton du nom de Desnot coupe alors la tête de Launay avec un canif et, la fixant à la tête d’une pique, la promène dans les rues de Paris comme le totem de la liberté retrouvée de la ville. C’était à cet égard un présage d’une certaine importance. La tête coupée du corps symbolisait la révolution. Soit cela, soit l’instrument de cette disjonction, la guillotine.
Pendant les huit mois qui suivent, Sade passe son temps en compagnie de « fous, d’imbéciles, de débauchés et de dépensiers » dans « un bâtiment sombre, enfoui dans la terre jusqu’au toit ». S’il s’agit d’une liberté, elle est beaucoup plus austère que l’emprisonnement qu’il a subi dans son appartement, pourtant luxueux, à la Bastille. « Vous trouverez, écrit-il en décrivant sa cellule à Charenton, quatre murs nus, humides et couverts d’insectes, avec un lit cloué à l’un des murs, havre pour les puces et les araignées qui ont séjourné là sans être dérangées pendant cent ans »[15].
Le séjour de Sade à l’asile de Charenton était un prélude à sa libération dans un monde sur le point de devenir fou, ou un intermède entre la folie privée des fantasmes masturbatoires de ses écrits et la folie publique que ces écrits allaient, au moins en partie, inspirer dans le domaine public. « Sans la folle extravagance que représentent le nom, la vie et la vérité de Sade », écrit Maurice Blanchot, « la Révolution aurait été privée d’une partie de sa Raison »[16]. Quoi qu’il en soit, Sade sort de Charenton le Vendredi saint, qui tombe en l’an 1790 le 2 avril. Sa femme, qui l’a servi fidèlement pendant son séjour en prison, refuse désormais de l’héberger. À cette époque, il n’y a pas de maisons d’accueil à Paris. Sade est donc libre d’errer dans les rues avec trois matelas, un manteau noir et un louis d’or en poche.
Bien qu’il possède toujours les terres ancestrales de la famille Sade dans le sud de la France et le titre aristocratique qui va avec, Sade voit dans sa liberté nouvellement acquise l’occasion d’embrasser une nouvelle carrière, plus conforme à l’époque révolutionnaire, celle d’homme de lettres. Sade réussit à sauver quelques manuscrits de la mise à sac de la Bastille, et un peu plus d’un an après sa libération de Charenton en juin 1791, le plus commercialisable – car le plus pornographique – est sur le point d’être publié. Ce manuscrit, c’est Justine. L’éditeur, écrit Sade à Reinaud, demande quelque chose de « bien piquant », et Sade répond obligeamment en renvoyant un livre « capable de corrompre le diable« [17]. La liberté en 1791, c’est « La Foutromanie« , que l’on peut traduire librement par la liberté de baiser. Les passions étant le moteur de la révolution, il n’est pas surprenant que la première expression de la liberté que les révolutionnaires aient choisi d’exercer soit l’absence de contrainte sexuelle. Il n’est pas non plus surprenant que la passion sexuelle libérée de toute contrainte dégénère rapidement en une passion d’un autre genre, plus sanglante. Sade, après tout, en avait esquissé la trajectoire dans son manuscrit disparu à l’époque Les 120 journées de Sodome.
Mais c’est une leçon que la nation française devra apprendre à ses dépens, à la rude école de l’expérience, comme le disait son idole Ben Franklin. En attendant, ils se consacrent à l’assouvissement de leurs passions nouvellement libérées, et Sade attend avec impatience un best-seller et les émoluments qui en découleront. La chose semblait acquise en raison de l’esprit du temps. La pornographie, comme l’a noté Lever, est à la mode :
Une véritable vague de fictions licencieuses avait déferlé sur la France, mêlant des visions émoustillantes aux imprécations des orateurs révolutionnaires et au » Ca ira! » des patriotes. La veine érotique, pourtant apparemment si contraire à la vertu civique, rencontre une faveur inouïe. Le sexe ne s’est jamais aussi bien vendu. Les gens se déchaînent pour les scènes lascives et les corps lubriques. Il est impossible de trouver des débauches assez scandaleuses, des scènes d’amour assez furieuses ou des perversions assez nouvelles pour assouvir l’appétit lubrique du public. L’érotisme et la politique n’ont jamais été aussi étroitement liés[18].
Aucun roman depuis lors n’a peut-être contribué à la politisation du sexe et à la sexualisation de la politique. Justine est en effet devenu le texte culte des partisans de la libération sexuelle tout au long du dix-neuvième siècle. Byron en possédait un exemplaire, tout comme Swinburne. Dans les années 1920, Sade devient le « Divin Marquis » des surréalistes français, qui voyaient en lui le vecteur de la révolution. Peut-être parce que beaucoup ont trouvé le livre aussi épouvantable qu’attrayant, certains ont pensé que l’intérêt qu’il suscitait s’éteindrait. Ils se trompaient. En 1800, le rédacteur en chef du Tribunal d’Apollon demande à la police de saisir et de détruire le livre. « Vous pensez que l’ouvrage ne se vend pas. Vous êtes dans l’erreur »[19].
Le 20 juin 1791, à peu près au moment où Justine arrive dans les librairies, le roi Louis XVI s’enfuit de Paris, où il a été interné un an plus tôt après qu’une foule de 30 000 femmes l’a chassé de Versailles, lui et sa famille, avec les têtes de ses gardes au bout de piques. Le roi espère atteindre les terres germanophones avec sa famille, où, avec l’aide de son beau-frère, l’empereur d’Autriche, il reviendrait à la tête d’une armée vengeresse. Il arrive jusqu’à la ville de Varennes, où un fonctionnaire tombe à genoux après avoir reconnu le roi, le trahissant par cet hommage involontaire face à ses ennemis révolutionnaires. Quatre jours plus tard, la famille royale est ramenée à Paris sous escorte armée. Lorsque l’entourage atteint la place de la Révolution, un homme surgit de la foule, saute sur le carrosse du roi et lui jette une lettre sur les genoux. L’homme qui a écrit et remis cette lettre est le marquis de Sade. Cette lettre, qui sera bientôt publiée sous le titre « Adresse d’un citoyen de Paris au roi des Français », marque l’entrée de Sade dans le domaine de la politique et de la propagande politique.
« Si vous voulez régner, dit Sade à Louis XVI sans doute reconnaissant, que ce soit sur une nation libre. C’est la nation qui vous installe, qui vous nomme son chef. C’est elle qui vous met sur son trône, et non pas le Dieu de l’univers, comme on avait la faiblesse de le croire autrefois »[20].
C’est une diatribe de plus sur l’athéisme, une prédilection qui lui vaudra des ennuis lorsque Robespierre décidera que les Français ont besoin d’un Être suprême pour les garder dans le droit chemin, un Être compatible, bien sûr, avec son programme révolutionnaire. Mais tout cela est à venir. Pour l’heure, Sade abandonne avec empressement son premier amour, la pornographie, et se consacre à la rédaction de tracts politiques. Dans sa correspondance privée, Sade va de l’appel à Louis XVI, son roi bien-aimé, à la proclamation des sentiments les plus républicains, selon les vents politiques du moment. Souvent, les lettres sont écrites pour être lues par les censeurs, qui ouvrent librement le courrier des citoyens soupçonnés de déloyauté, ou sont laissées dans la maison à la disposition de la police qui vient fouiller son logement à la recherche de preuves d’un sentiment antirévolutionnaire. Sade n’était guère opposé à l’idée de révolution. « Après s’être déshonoré par tant de crimes, écrit Michaud, Sade ne pouvait que soutenir une révolution qui consacrait en quelque sorte les principes de ces crimes »[21]. Dire que Sade avait un point de vue politique cohérent à l’époque de la Révolution serait une exagération. Il serait également exagéré de dire qu’il avait renoncé à sa sympathie envers sa propre classe, même s’il avait abandonné la particule et adopté le nom ostensiblement républicain de Citoyen Louis Sade. Lorsque le 19 juin 1792, Condorcet ordonne de brûler tous les documents généalogiques conservés dans les archives publiques, Sade est consterné. Mais pas au point de cesser de s’appeler le citoyen Sade ou d’abandonner ce qu’il faut bien appeler son opportunisme politique. « Comme homme de lettres, écrit-il, je me vois obligé de travailler un jour pour un parti, un jour pour un autre, et cela établit une certaine mobilité d’opinion qui est à présent sans influence sur mes pensées intimes »[22].
Sade s’installe à la Section de la Place Vendôme et devient rapidement actif dans les réunions de section, qui fonctionnent comme des comités révolutionnaires dont les décisions ont force de loi non seulement à Paris mais dans toute la France. Peu à peu, au cours de l’été 1792, les sans-culottes et d’autres enragés prennent le contrôle des réunions qui se tiennent dans l’ancienne église des Capucins et commencent à réclamer des mesures de plus en plus radicales contre la monarchie et le roi désormais captif. Cette agitation ne tarde pas à produire ses effets dans ce que l’on appellera les massacres de septembre 1792. Pendant les six semaines suivantes, le « citoyen Sade » écrit à Ripert, son député, pour lui ordonner d’envoyer ses livres de succession en lieu sûr afin qu’il puisse prouver en toute sécurité sa lignée aristocratique et ses droits sur ces domaines.
Pendant ce temps, alors que Sade se plie aux exigences de la foule à Paris et s’assure que ses titres aristocratiques sont en sécurité, les événements de la Révolution ont pris une tournure différente. Le 10 août 1792, à trois heures du matin, la Commune insurrectionnelle se réunit à l’hôtel de ville, puis se dirige vers la place du Carrousel, directement devant les Tuileries, où le roi est détenu mais gardé par une force de 4 000 hommes, principalement des gardes suisses. La foule, qui s’était réunie à six heures du matin avec les délégués des sections de la rive gauche, fut intimidée par la force qui gardait le roi et décida d’attendre des renforts tandis que la nouvelle se répandait dans tout Paris et que les forces révolutionnaires commençaient à converger vers le palais. La foule finit par atteindre 10 000 personnes, enhardie par la défection de nombreux gendarmes, qui marchent désormais avec la foule, le chapeau sur la baïonnette. La foule finit par franchir les portes du palais et se dirige vers l’escalier d’honneur où un affrontement s’ensuit. Lorsqu’un coup de feu est tiré d’une fenêtre du deuxième étage, les Suisses le prennent comme un signal et ouvrent le feu sur la foule, faisant 300 morts. Dans un premier temps, la foule bat en retraite, puis les Suisses battent en retraite ; enfin, pour éviter un nouveau carnage, le roi ordonne aux Suisses de déposer les armes. Le carnage qui s’ensuivit fut encore pire : les émeutiers enragés dépouillèrent, puis castrèrent, puis décapitèrent les Suisses sans défense, avant de promener leurs têtes sur des piques à travers Paris.
L’indignation semble alimenter l’indignation à la suite de l’assaut du 10 août sur les Tuileries, lorsque des foules errent dans les rues pendant le mois suivant, la rumeur provoquant des représailles à grande échelle. Le 26 août, les forces françaises sont battues à Longwy ; le 2 septembre, Verdun tombe et la voie vers Paris est ouverte aux forces anglaises et contre-révolutionnaires, ce qui incite Danton à prononcer son célèbre discours appelant à « de l’audace, encore de l’audace, et toujours de l’audace » pour rallier les forces révolutionnaires. L’effet immédiat du discours est assez audacieux. Le dimanche 2 septembre, des charrettes transportant 115 prêtres sans défense, destinés à la déportation, sont détournés par une foule enragée vers l’Abbaye et le couvent de carmélites où ils sont égorgés. Un jour plus tard, le 3 septembre, à l’Abbaye même où les prêtres ont été assassinés, la foule s’empare de la princesse de Lamballe, elle reçoit un coup de poignard dans le ventre, puis on porte, après lui avoir coupé les seins et l’avoir décapitée, sa tête à travers les rues jusqu’au Temple où Marie-Antoinette est détenue. Là, ils exposent à l’inspection de la reine la tête de la princesse, dont les mèches ont été bouclées par un coiffeur après la décollation, tout en scandant des slogans obscènes.
Le lendemain, Sade raconte les événements du 3 septembre dans une lettre à Gaufridy, mais il ne donne aucune indication que le sadisme sexuel de l’explosion pourrait avoir un lien avec ses écrits. « Tous les prêtres réfractaires, écrit-il, ont été égorgés dans les églises où ils étaient détenus, et entre autres l’archevêque d’Arles, le plus vertueux et le plus respectable des hommes[23]. Si Sade a été ému de pitié par le massacre, le mouvement a été de courte durée. « Il n’y a rien d’égal à l’horreur des massacres, écrit-il sur un pli de la même lettre, mais ils étaient justes[24]. La dernière ligne a peut-être été écrite à l’intention des censeurs, qui pouvaient inspecter la correspondance de Sade à la recherche d’idées contre-révolutionnaires, ce qu’ils ont fait, mais le fait marquant demeure. Sade avait esquissé la trajectoire que prenait la révolution en passant de la « libération » sexuelle au sadisme sexuel et au meurtre. La passion sexuelle était le carburant qui alimentait l’incendie révolutionnaire et maintenant cet incendie allait mettre le feu à la maison révolutionnaire elle-même dans une orgie de sang qui exigeait une imposition totalitaire de l’ordre de l’extérieur afin de sauver le pays de ses propres passions destructrices.
Traduction: Maria Poumier
Du même auteur:
Le satanisme comme grammaire cachée de l’Amérique, une lecture de La défaite de l’Occident, par Emmanuel Todd
Beauté et vérité
https://plumenclume.org/blog/672-beaute-et-verite
La beauté, entre mimesis et concupiscence
https://plumenclume.com/2022/09/18/la-beaute-entre-mimesis-et-concupiscence/
[1] Francine du Plessix Gray, At home with the Marquis de Sade (New York: Simon & Schuster, 1998), p.316
[2] Maurice Lever, Sade: A Biography (New York : Farrar, Strauss, Giroux, 1993), p 343
[3] Ibid, p. 340
[4] Marquis de Sade, Justine ou les malheurs de la vertu. En Hollande, chez les libraires associés, 1791 [première édition] https://fr.wikisource.org/wiki/Justine,_ou_les_Malheurs_de_la_vertu/Texte_entier
[5] Ibid, p. 603
[6] Sallie Tisdale, Talk Dirty to Me: An Intimate Philosophy of Sex (New York: Anchor Books, 1994), p. 281.
[7] La philosophie dans le boudoir, Deuxième dialogue, p. 17 https://www.rodoni.ch/busoni/sade/philosi.pdf
[8] Aldous Huxley, Ends and Means : An Inquiry into the Nature of Ideals and into the Methods Employed for Their Realization (New York & London: Harper & Brothers Publishers, 1937), p. 314.
[9] Gray, p. 170.
[10] Ibid, p. 148.
[11] Justine, cit.
[12] La philosophie dans le boudoir, cit.
[13] Huxley, p. 315.
[14] Baron d’Holbach, Le Système de la nature, ou Des loix du monde physique et du monde moral (publié en 1770 sous le pseudonyme de Jean-Baptiste de Mirabaud, probablement avec l’aide de Diderot).
[15] Lever, p. 351
[16] Ibid, p. 421
[17] Gray, P. 316
[18] Lever, p. 382
[19] Iibid.
[20] Ibid, p. 415
[21] Ibid, p. 397
[22] Ibid, p. 402
[23] Ibid., p 430
[24] Ibid, p. 430.