Monseigneur Romero et les poètes

L’écrivain salvadorien Miguel Angel Chinchilla vient de publier un roman, ou plutôt une courte somme documentaire, intitulé Recogiendo cadáveres (« Je passe mon temps à ramasser des cadavres). Ce sont les mots de Monseigneur Oscar Romero, commentant son travail quotidien de médiateur peu écouté, peu avant son assassinat le 24 mars 1980.

Dans la guerre civile qui a suivi, comme si quelqu’un avait actionné un détonateur, des dizaines de milliers (ou plus) de paysans ont été tués et/ou ont disparu, ainsi que des juges, des journalistes, des étudiants, des religieux et des « victimes collatérales ».

Maria Poumier par Jorge Tapia del Campo

Les poètes sont ceux qui remettent les choses à leur place, qui savent réduire à leur exacte petitesse l’opportunisme et le cynisme de certains politiciens, ainsi que les rancœurs des classes prédatrices.l Bien souvent, ils trouvent les réponses aux questions que savent poser les philosophes, mais non résoudre. Ils écoutent et font résonner la voix du peuple au-delà des cercles communautaires, et c’est pourquoi ils sont nécessaires « comme notre pain quotidien » (Gabriel Celaya). En même temps, ce sont eux qui font grandir les héros avec le temps : il existe d’excellents poèmes salvadoriens de méditation sur le martyre de Mgr Romero, rassemblés dans une anthologie inédite. Après lui avoir rendu hommage dans des vers puissants, déjà publiés, Miguel Angel Chinchilla vient de réaliser une épopée en prose : Recogiendo cadáveres a l’énergie de la pierre lancée sur le char qui fonçait sur le jeune Gazaoui Farris Odeh en 2000, avant qu’il ne tombe à son tour, tué d’une balle dans le dos, quelques jours plus tard : Chinchilla reste à ce jour horrifié par la pestilentielle mare de sang qu’a été l’histoire de son pays au long de plusieurs épisodes à partir de 1930, une image dont les Salvadoriens craignent toujours le retour, comme un cauchemar récurrent. Et la tension idéologique autour du rôle politique de Mgr Romero n’a pas du tout disparu, même si tout le pays partage la ferveur pour honorer sa mémoire.

Le poète Chinchilla a cherché dans les exemples de l’Antiquité les instruments rhétoriques pour offrir une vision simple et claire, et donc constructive, de ces temps de guerre civile. Il a réussi à synthétiser en deux figures antagonistes la complexité, l’incohérence, les méandres, les marécages sociologiques, politiques, nationaux, internationaux, psychologiques et moraux qui nous assaillent tous. Il l’a fait à la manière de Plutarque, qui avait des catégories très claires : la vertu, l’audace, le détachement, l’erreur, l’amour de la patrie, tout cela fait la virilité, et donne à chaque biographie son ton propre. Pas de descriptions contextuelles ni de méditations subjectives, juste des données avec des dates, la base du travail journalistique, et un rythme haletant. Le sujet s’y prêtait, il était facile de confronter deux profils, le gentil et le méchant, le saint et le satanique. La confrontation du destin de l’un et de l’autre a le style austère et cruel de la tragédie grecque. Mais il n’était pas facile de rendre le martyr Romero aussi captivant que Robert le Major, le super-méchant en qui se synthétisent les coupables du crime. Tous deux étaient véhéments, l’un éloquent, transmettant spontanément son angoisse et son indignation face au sort des pauvres, l’autre grossier et fort en gueule. Le roman mérite une adaptation théâtrale et a déjà été saluée à l’étranger.

Romero le saint et D'Aubuisson le satanique

 

Dans ce qui suit, nous tenterons de préciser d’autres résonances de l’assassinat de Mgr. Romero, au niveau idéologique et géopolitique, puisqu’il dépasse largement le cadre de l’histoire nationale salvadorienne.

Rappel des faits

L’évêque conservateur Oscar Arnulfo Romero, nommé archevêque de San Salvador en février 1977, entre dans une colère noire lorsque son ami, le jeune et fougueux prêtre Rutilio Grande, est assassiné le mois suivant sa nomination. Ses homélies deviennent de plus en plus exigeantes à l’égard de l’armée et du parti au pouvoir, qui flagellent la paysannerie. Le 17 février 1980, il écrit au président Jimmy Carter une lettre publique dans laquelle il demande aux États-Unis de cesser d’envoyer des armes au gouvernement pour réprimer le peuple. Il reçoit des menaces de mort plus explicites et plus fréquentes. À la demande de ses amis, il a cessé de résider à l’archevêché. Son ami l’évêque auxiliaire Jesús Delgado le remplaçait pour célébrer les messes dans la cathédrale. Et il savait, chaque jour qui passait, que sa fin approchait. Le matin du 24 mars 1980, il avait demandé à être emmené à la mer, sur la plage de sable noir de La Libertad. Il avait besoin de se ressourcer dans les vagues du Pacifique, la « mer du Sud ». Et il est retourné à « La Divina Providencia », l’hôpital pour les soins palliatifs aux cancéreux, où les religieuses l’hébergeaient. Là, à cinq heures de l’après-midi, il célèbre une messe qui avait été annoncée dans un journal local, pour l’anniversaire de la mort de Doña Sarita, de la grande famille sépharade et propriétaire terrienne Meardi, une dame millionnaire qui avait été une généreuse bienfaitrice pour l’Église. À peine a-t-il terminé son homélie que, passant devant l’autel, il est touché par une balle explosive près du cœur, s’effondre, le sang coulant sur son visage, et meurt avant d’arriver à l’hôpital. La balle avait été tirée d’une voiture qui avait redémarré aussitôt, face aux portes ouvertes de la chapelle. La voiture a été retrouvée plus tard dans la carrosserie Hasbún.
Ces circonstances précises ont ensuite été connues du monde entier grâce à un journaliste et photographe du nom de Martinez, qui a mystérieusement et définitivement disparu le 13 avril suivant. L’émotion est immense. Les obsèques du dimanche 30 mars se déroulent en présence de délégations d’églises du monde entier, ainsi que de quelque 50 000 personnes, sur lesquelles la police tire, faisant 35 morts, conséquence logique de la panique. Le 7 mai, le Major (commandant ) d’Aubuisson est arrêté pour une courte période ; il était connu comme chef des escadrons de la mort (après quoi il entame une longue carrière politique en tant que fondateur du parti ARENA, à la suite de l’exécution de Mgr Romero). Les archives de Mgr Romero ont été volées par des inconnus après que le ministère de la justice les a retirées du bureau d’assistance juridique de l’archevêché le 5 juillet. Elles n’ont donc pas pu être utilisées dans l’enquête qui a suivi. Il y a eu des retards dans les interrogatoires, des témoignages incohérents, des pressions sur la commission d’enquête, le juge Ramirez a subi une agression et a quitté le pays, comme beaucoup d’autres, après avoir reçu des menaces de mort (1). Il a été publié que le candidat malheureux à la présidence du Venezuela aux dernières élections, contre Maduro, Edmundo Gonzalez Urrutia, assistant de l’ambassadeur Leopoldo Castillo entre 1981 et 1983 (surnommé « le tueur de curés » parmi les guérilleros), avait fait partie du complot visant à éliminer Monseigneur Romero, parce qu’il était déjà un fervent « escuadronero » (collaborateur des escadrons de la mort) mais les dates de son séjour au Salvador ne concordent pas. Roberto d’Aubuisson n’a pas été jugé, car il est mort d’un cancer en 1992, quelques jours avant la signature des accords de paix.

La position de l’Église

El Salvador reste un pays profondément catholique, depuis les origines, toutes tendances confondues. De son côté, après avoir fait des recherches aussi poussées que possible, le Vatican a publié en 2015 l’ouvrage de Roberto Morozzo, reprenant les faits les plus certains et le contexte immédiat, avec une grande précision, un livre traduit en plusieurs langues, sous le beau titre de Primero Dios, comme beaucoup de Salvadoriens ont tendance à le répéter en toute circonstance (c’était la devise de Jeanne d’Arc : « Dieu premier servi »). Monseigneur Romero s’était rendu deux fois à Rome pour demander le soutien du Pape, afin de protester contre le génocide des paysans indigènes du Salvador. Paul VI, le premier, l’avait reçu et écouté. Quelques mois plus tard, il est remplacé par Jean-Paul II, le Polonais, pour qui les revendications de justice sociale finissent toujours par être le cheval de bataille glorieux des communistes, et Jean-Paul II combattait en les qualifiant de marxistes les religieux qui voulaient renforcer l’église des pauvres particulièrement en Amérique latine. Après l’assassinat de Monseigneur Romero, Jean-Paul II comprend son erreur et, en 1983, il est allé s’agenouiller sur la tombe de l’archevêque martyr dans la cathédrale de San Salvador. Mais d’autres religieux encore ont déjà été assassinés et, comme point d’orgue retentissant, le 16 novembre 1989, a lieu le massacre de six jésuites, à l’aube dans leur dortoir à l’Université centraméricaine. Au total, quelque 31 religieux ont été tués depuis les années 1970. En 1992, les accords de paix ont été signés et, en 1993, la loi d’amnistie a bloqué toute enquête au Salvador jusqu’en 2009, lorsque le président de gauche Mauricio Funes l’a rouverte.
En 2013, la loi d’amnistie a été abrogée au Salvador, mais à ce jour, il n’a pas été possible de prouver avec des preuves documentaires valables qui avait ordonné et organisé l’attentat, corrompu certaines personnes et payé des tueurs à gages étroitement liés au trafic de drogue pour l’exécution, dans un contexte où « tuer des communistes était un sport ». Sept personnes ont été identifiées comme étant impliquées dans la conspiration, et parmi elles, le cardinal Gregorio Rosa Chávez mentionne un Argentin, qui avait probablement acquis une expérience des méthodes terroristes dans la Triple A.
En 1994, le pape Benoît XVI avait lancé le processus de béatification de Monseigneur Romero ; dès son élection, le pape François a donné une impulsion au processus qui, en 2018, a abouti à la canonisation. C’est un ami de Monseigneur Rivera y Damas, prêtre salésien plus radical que son confrère Oscar Romero, et qui fut le seul évêque à accompagner son cercueil, tant l’engagement de l’église officielle auprès de la bourgeoisie était pesant. Aujourd’hui, le chancelier de l’archevêché, Mgr Urrutia, est un autre ami du pape François. N’oublions pas qu’en 2019, le pape argentin a obtenu la béatification de quatre martyrs catholiques argentins, dont l’évêque de La Rioja, Enrique Angelelli, assassiné en 1976 ; en 1974, alors qu’il sortait de la messe qu’il avait célébrée, un autre Argentin, le père Carlos Mujica, premier « prêtre des bidonvilles », avait été abattu par la Triple A, et tué.
Pendant toutes ces années, d’énormes énergies ont été mobilisées pour rendre hommage à l’archevêque qui était en train de devenir « San Romero de América », le deuxième à l’échelle continentale, après saint Martin de Porres, qui était né esclave au Pérou et qui est toujours représenté comme un humble frère tenant un balai, parce que balayeur était sa fonction dans son couvent, et que c’est à partir de cette mission symbolique qu’il s’était dressé au XVIe siècle comme prédicateur et défenseur naturel des pauvres. Bien plus tard, en 1891, le pape Léon XIII, dans son encyclique Rerum novarum, a formulé la doctrine sociale de l’Église, dont découlent les batailles des jésuites et des autres « curés rouges » en Amérique latine, parmi lesquels de nombreux Espagnols d’origine basque.
Aujourd’hui, à San Salvador, la cathédrale a été reconstruite, agrandie et rénovée. L’aéroport international de San Salvador s’appelle Oscar Arnulfo Romero y Galdámez. Il existe trois saints patrons populaires dans le pays : Le « Colocho », comme on appelle le petit Jésus à cause de ses cheveux blonds, incarné par une statuette placée au sommet d’une haute colonne au centre d’un rond-point animé, représentant le Sauveur du monde (« El Salvador del Mundo »), invoqué par Pedro de Alvarado lorsqu’il fut miraculeusement sauvé des Indiens qui le persécutaient et l’obligèrent à renoncer à la conquête de Cuzcatlán, « terre de joyaux et de pierreries » ; Notre-Dame de la Paix, invoquée depuis le Xe siècle à la fin des multiples guerres européennes, et surtout dans tous les pays d’Amérique (ses statues portent curieusement la palme du martyre) ; et saint Romero. De son vivant, ses adversaires actifs étaient les prêtres identifiés à la bourgeoisie locale et internationale, par calcul et par peur de déclencher un processus révolutionnaire incontrôlable, renâclant à prendre en considération les appels de la « pobrería », en particulier de la paysannerie indigène. En fait, l’anarchie régnait : l’armée ne soutenait pas le gouvernement et la gauche était à son tour divisée. Cela n’enlève rien au fait que de nombreux propriétaires terriens faisaient tout pour expulser les paysans par la terreur afin de s’emparer de leurs terres fertiles, dans le but de remplacer les cultures destinées au marché local par des plantations de café à haut rendement, destiné au marché international.

Au-delà du contexte salvadorien

Aujourd’hui, les continuateurs d’un néo-colonialisme défraîchi n’ont pas disparu ; et sous prétexte de favoriser le « libéralisme », prétendument plus apte que le « socialisme » à améliorer le niveau de vie dans chaque pays, beaucoup, sans se rendre compte de qui les manipule, accentuent la déchristianisation, le nouvel anticléricalisme, et le rejet du catholicisme en général, en s’acharnant sur le pape François, qu’ils accusent de modernisme excessif en matière de rituels et de mœurs, ce qui lui vaut d’être qualifié de gauchiste, d’antéchrist, de sataniste, d’hérétique, et de judaïsant, entre autres épithètes. Cependant, c’est quelqu’un qui insiste sur le respect et de la protection dûs aux humbles parmi les croyants, ainsi qu’à ceux qui souffrent de l’avidité impitoyable des riches. Comme beaucoup d’autres sur le continent américain, le pape argentin, descendant d’immigrés italiens pauvres, soutient ceux qui maintiennent vivante la ferveur chrétienne, tout en voyant dans le dogme chrétien le prolongement du meilleur des anciens cultes préhispaniques.

La famille spirituelle du « peuple crucifié ».

Les anthropologues savent que l’obsession maya et aztèque pour les sacrifices humains avait en réalité deux facettes, que certains des premiers Espagnols arrivés sur les côtes n’ont pas su distinguer, et que d’autres n’ont pas cherché à clarifier, afin de justifier leurs propres abus : du côté du peuple, une partie du clergé, le roi-poète Netzahualcoyotl, la mythologie eucharistique autour de Centeotl, la ferveur envers Quetzalcotal, Xipe Totec et autres divinités vénérées en tant que martyrs ; cette constellation mystique exalte l’abnégation, indispensable pour contrer les injustices et les abus contre le peuple, qui se traduit par la belle métaphore de « devoir nourrir le soleil (de sang) », afin que l’histoire humaine ne s’éteigne pas fatalement. Tous les peuples traditionnels louent la capacité d’abnégation de leurs héros, sauveurs et libérateurs, et cela n’est pas exclusif à l’Amérique préhispanique. Mais surtout en Amérique centrale, les usurpateurs du pouvoir ont su déformer le thème du martyre accepté et rédempteur, dans le style christique, pour punir et terrifier leurs sujets, à leur avantage, en maintenant artificiellement les anciennes coutumes tribales, cruelles et impitoyables. Dans cette perspective, on comprend que les sculpteurs préhispaniques, en représentant un prêtre de Xipe Totec, horriblement vêtu de la peau d’un écorché, montraient à la fois la cruauté des actes autorisés et l’horreur associée à l’indicible rejet du confusionnisme ambiant, formant un nœud rigide.

>Prêtre revêtu de la dépouille du dieu Xipe Totec

(Xipe Totec, Musée d’anthropologie, San Salvador)

François le jésuite, héritier des premiers ethnologues franciscains du Mexique et des jésuites qui les suivirent, est capable d’embrasser la filiation spirituelle des Mayas, c’est pourquoi certains l’accusent de laxisme, et de complaisance pour le paganisme indigène rampant. Or c’est ce même pape qui a refusé de célébrer la première messe de réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris le 8 décembre 2024, pour ne pas avoir à subir les accolades et caresses du président Macron, dont la France chrétienne mais aussi musulmane se détourne avec dégoût et mépris, surtout depuis le spectacle honteux et pervers qu’il a offert lors de l’inauguration des Jeux olympiques d’août 2024. Notre pape avait préféré se rendre en Corse, une île rurale qui conserve un sens de la virilité et de la dignité, manifestant une légitime résistance populaire au modernisme intellectualiste, dans son attachement à la « sainterie » populaire et aux vertus traditionnelles, qui va bien au-delà de la petite île natale de Napoléon (dont l’œuvre la plus durable aura été le rétablissement du droit romain et de l’Église en France, après les turbulences et la férocité de la période révolutionnaire).
Pour toutes ces raisons, « Je ressusciterai dans le peuple » peut être considéré comme une prophétie en devenir, et le Salvador, avec son héros et martyr de l’esprit de réconciliation, Oscar Romero, est un pays inspirateur pour le pape argentin, capable de fertiliser la réflexion chrétienne universelle. Mais les prophètes sont aussi ceux qui poussent la critique de la société et de la politique dans leur environnement plus loin que les autres, au-delà de leur temps…

Les mystères de l’assassinat

« Je ressusciterai dans le peuple » est une proclamation attribuée à Oscar Romero, mais probablement apocryphe, car c’était quelqu’un de modeste. Chaque nouvel hommage est l’occasion de revenir sur les mystères qui entourent son assassinat. Car si le commandant D’Aubuisson a affirmé avoir voulu le tuer, le manque de sens politique de l’attentat, s’il a été fomenté par l’extrême droite, est évident, et ceux qui croient encore à la capacité de gouverner du parti ARENA contestent que D’Aubuisson en ait donné l’ordre. Son monument funéraire se dresse toujours à San Salvador, il était réellement populaire dans son camp, et ses partisans le surnommaient « le prophète ». C’était l’époque des attentats et des enlèvements encouragés par l’extrême gauche et l’extrême droite. La première avait enlevé le représentant des intérêts juifs au Salvador, Ernesto Liebes, leader sioniste qui organisait l’importation d’avions de chasse Dassault « Ouragan » d’Israël, et qui était aussi un ambitieux propriétaire terrien. Puis, le 10 mars, une charge de dynamite aurait dû exploser dans la cathédrale, mais le détonateur n’avait pas fonctionné. Or le mécanisme de déclenchement à distance était très sophistiqué. Et cette fois, la méthode et les instruments n’étaient pas ceux de l’extrême gauche. Aux États-Unis, le président Carter voulait mettre fin au gangstérisme politique qui se déchaînait autour des gouvernements latino-américains d’extrême-droite, et s’efforçait d’imposer le respect des droits de l’homme, poussé par sa foi miséricordieuse (il eétait baptiste) ; mais il avait les mains liées par les services de renseignement, le parti impérialiste néocolonial, le lobby de l’armement et d’autres représentants d’intérêts opaques. La CIA, sur tout le continent, faisait chanter les autorités avec la menace communiste, pour contraindre chaque gouvernement à se maintenir au pouvoir par la terreur, mise en œuvre par des conseillers étrangers ou formés dans les écoles militaires américaines, et destinée à protéger les classes dirigeantes serviles, de « compradores », ou « cipayes », plus incapables qu’héritières des hauts faits patriotiques du XIXe siècle, comme elles prétendaient l’être. Le plan Condor, conçu aux Etats-Unis, avait inauguré la répression féroce dans le Cône Sud et en Bolivie. Contesté par toutes les organisations émergentes de défense des droits de l’homme, il disparaît officiellement en 1979. Mais il ressurgit en Amérique centrale, d’abord au Salvador, avec des carnages effroyables : ce pays intéressait beaucoup les pires aux États-Unis comme laboratoire pour la nouvelle étape. Les conspirateurs se croyaient maîtres de l’avenir et de la planète ; ils élaborent le projet du « Cycle sans fin » pour réduire la population en fomentant (entre autres) des guerres civiles dans l’ombre. C’est le plan de Kissinger, William Paddok, Thomas Fergusson, Alexander Haig, Gerald O Barney, Caspar Weinberger.

L’idéologue des assassinats ciblés

Au lendemain de l’assassinat de Monseigneur Romero, un individu qui avait déjà démontré au sommet des services secrets américains sa capacité à accomplir des tâches sales et occultes, le politicien et diplomate Elliott Abrams, qui avait participé au plan Condor, a été nommé par Reagan, le nouveau président, comme soi-disant protecteur des droits de l’homme, ce qui peut sembler une étrange erreur, mais qui a son explication : Elliott Abrams cherchait une position de « médiateur » pour se placer au-dessus des partis de droite et de gauche, en vue d’écarter le « carterisme » et la possibilité de négociations, le tout en faveur de la méthode israélienne (actuellement célébrée aux États-Unis par les néo-conservateurs (disciples de Leo Strauss), inspirés par le révisionnisme de Jabotinski, le chef sioniste des milices terroristes qui avaient commencé la persécution et le déplacement forcé des Palestiniens dans les années de la fondation de l’État juif). Elliott Abrams continue à ce jour à chercher à affaiblir les pays indépendants, à déclencher des guerres civiles, à empêcher les négociations et à engager des mercenaires pour assurer la sécurité et l’impunité de ses clients d’extrême droite. Quant à l’assassinat de Monseigneur Romero, Elliott Abrams l’a immédiatement imputé au commandant D’Aubuisson, prévoyant que « les preuves n’apparaîtront jamais » (en effet, les deux documents présentés ultérieurement par la presse n’ont pas la valeur de preuves). Mais comment avait-il pu le prévoir ?
Il y avait des agents de la CIA ou d’autres services secrets étrangers impliqués dans le trafic de drogue et l’embauche de tueurs à gages. Elliott Abrams est le plus important. Sous couvert de sa fonction ratifiée par Reagan, c’est ce manipulateur qui a convaincu le président et évangéliste guatémaltèque Rios Montt de perpétrer le génocide des paysans indigènes en 1982. Mais auparavant, dès le triomphe de la révolution sandiniste au Nicaragua, le même Elliott Abrams avait réussi à contrecarrer le vote négatif du Congrès américain et à armer les Contras, en achetant à l’Iran des armes de guerre acquises par l’intermédiaire d’Israël, aux États-Unis mêmes, et payées avec les bénéfices du trafic de drogue. C’est à ce moment-là que l’imam révolutionnaire et anti-impérialiste Khomeiny prend le pouvoir ; l’opération « Iran-contras » était donc en totale contradiction avec la légalité et la cohérence de la politique du gouvernement américain. Un scandale majeur s’en est suivi et Elliott Abrams a été emprisonné pendant un certain temps. Mais il est resté jusqu’à aujourd’hui le conseiller de Netanyahou en matière de génocide des Palestiniens. C’est aussi lui qui a été à la manœuvre pendant de nombreuses années pour empêcher la conclusion d’un accord entre l’Autorité palestinienne et le Hamas (le parti qui a remporté des élections aux résultats reconnue internationalement comme honnêtes, à Gaza) en 2006. Il a également pesé avec succès pour accabler la Syrie de sanctions, jusqu’à aujourd’hui. En 2019, Trump comptait sur lui et l’avait déjà nommé envoyé spécial au Venezuela pour « restaurer la démocratie ». Désormais, Elliott Abrams ne prétend plus servir uniquement les intérêts américains, mais ouvertement ceux du judaïsme israélien, qu’il considère comme le cœur de la « civilisation » américaine (2). Ses méthodes n’ont pas changé : viser la tête, décapiter les mouvements de résistance nationale à l’impérialisme, non seulement en faisant assassiner des chefs militaires, mais aussi des personnalités civiles comme les intellectuels jésuites de l’UCA. Pour l’instant, le gouvernement salvadorien garde sous clé les documents relatifs aux assassinats des religieux. L’ancien président Cristiani, qui appartenait à la société salésienne (parallèle à l’ordre de Mgr Rivera y Damas) et avait été élu sous l’étiquette démocrate-chrétienne, se cache loin du Salvador, car il s’est laissé instrumentaliser pour soutenir le massacre des six jésuites. Le père Jesús Delgado, fidèle à son ami Oscar Romero, a été accusé d’abus sexuels et a quitté la prêtrise.

L’expansionnisme israélien

Entre-temps, les capitaux israéliens ont conquis d’immenses domaines dans toute l’Amérique. Le cas le plus connu est celui de la Patagonie en Argentine, peu peuplée et considérée dès le début du projet sioniste comme un possible second Israël, une extension territoriale ou un refuge en cas d’expulsion du Moyen-Orient. Le soutien paramilitaire israélien dans la répression contre le peuple est reconnu dans le cas de Yair Klein, en Colombie et dans d’autres pays.
Monseigneur Romero estimait qu’il était de son devoir de chercher la réconciliation entre la droite et la gauche, mais il s’était élevé de plus en plus explicitement contre la répression, le capitalisme, la cupidité, l’usure, dans une veine très créole, celle d’Alberto Masferrer, celle de José Simeón Cañas, celui qui mettait au-dessus de tout le devoir d’affranchir l’esclave. La même prédication avait été entendue, en Europe, il y a des siècles, par exemple de la bouche de Saint Antoine de Padoue, que Saint François d’Assise vénérait comme son maître, et dont on a étouffé la popularité révolutionnaire en réduisant sa mémoire à celle du « saint sorcier » qu’il faut invoquer parce qu’il a le pouvoir de vous faire retrouver vos objets perdus, comme clés ou lunettes (en oubliant que le sens critique aide aussi à voir, que la clé qui permet de comprendre est la passion de la vérité, et que la chose la plus précieuse qu’un être humain puisse avoir ou égarer est sa conscience)…
Aujourd’hui, le pape François dit-on tous les jours au curé de la paroisse de la Sainte Famille à Gaza, de façon à protéger la population de ce qui fut autrefois le site de la première église chrétienne. Après le meurtre de deux femmes à l’intérieur de l’église, il a accusé Israël de terrorisme ; récemment, il a demandé une enquête sur l’éventuel génocide à Gaza. Aujourd’hui, il exige un cessez-le-feu immédiat et le libre passage de l’aide humanitaire, une mesure régulièrement entravée par Netanyahou. Les religieux orthodoxes qui n’ont pas encore été expulsés de Terre Sainte tombent sous les balles, comme les journalistes, cibles privilégiées des snipers : les mêmes méthodes qui étaient déjà classiques au Salvador à l’époque de Monseigneur Romero… La résistance spirituelle est toujours à l’ordre du jour : les Palestiniens et le pape ont besoin d’un soutien sans frontières idéologiques, comme par exemple l’appel international au Jeûne pour Gaza, lancé par Edouard Husson, suite à l’appel du pape, déjà, le 18 octobre 2023, et repris par le patriarche latin de Jérusalem le 7 octobre 2024.

Perspectives

En 2020, les archives américaines devaient être ouvertes pour enquêter sur le massacre des Jésuites. Le président Bukele a annoncé la déclassification des archives concernant les martyrs de l’UCA le 19 novembre 2024, et le procès du président Cristiani pour « responsabilité pénale par omission » s’ouvre, ce chef d’inculpation constituant une reconnaissance du fait que d’autres forces étaient responsables de l’organisation du massacre.
L’amour peut tout, disait saint Paul. C’est à cause de l’amour qu’ils portent à leur peuple que se font tuer régulièrement des chrétiens religieux. À Noël, il y a de la place pour un miracle.
Dans les années 1980, les Salvadoriens ne connaissaient pas les projets les plus sinistres qui se tramaient aux États-Unis, les rapports d’extrême gauche sur ce sujet passaient pour être de la propagande soviétique ; ils ne lisaient pas l’anglais, encore moins l’hébreu, et, aveuglés par la passion fratricide, ils n’identifiaient pas précisément les tireurs de ficelles éventuels derrière la scène nationale, qu’ils sous-estimaient complètement. Aujourd’hui, se contenter des versions officielles sur le terrorisme d’ État contre les populations utochtones, celles promues par les grands médias ultra-sionistes, c’est se fermer les portes de la compréhension, qu’il s’agisse du passé et de l’avenir dans le cas du Salvador, ou du passé et du présent en Palestine.
Le président Bukele, fils d’un immigré palestinien ayant su accéder à la caste des grands propriétaires, flatte et soutient ouvertement Trump et Netanyahou, achète des armes à Israël pour diriger une opération militaire conjointe visant à remplacer le gouvernement sandiniste du Nicaragua par quelque chose de plus docile aux intérêts impériaux. Droite et gauche, au Salvador, l’accusent d’avoir bafoué la constitution pour enchaîner les mandats présidentiels, sous couvert d’état d’exception justifié par la guerre « contre les terroristes », comme il appelle les trafiquants de drogue qui infestaient le pays avant son élection. Tout le monde se félicite de ses succès dans ce domaine, mais fait observer qu’il prend prétexte de la chasse aux terroristes et à l’influence LGBT dans la culture pour faire enlever et incarcérer des intellectuels dérangeants, dont certains disparaissent, car il n’y a plus de délai prescrit pour les traduire en jugement. Ce qui ressemble fort aux nouvelles lois votées en Israël s’agissant des détenus palestiniens…

(Église Santa María del Rosario, San Salvador)

Notes:

1 Les données ci-dessus proviennent essentiellement de l’enquête de Roberto Morozzo Mgr Oscar Romero, traduction de Primero Dios, Paris, Desclée de Brower, 2015, chapitre VIII « La Pâque de Romero ».
2 Elliott Abrams vient de publier If you will rebuilding Jewish peoplehood in the 21th century (“Si tu as la volonté de reconstruire la communauté juive au XXI° siècle”) ; en 1997, il avait publié Faith or Fear : How Jews can survive in a Christian America (“la foi ou la frayeur: comment les juifs peuvent survivre dans une Amérique chrétienne”).

 

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